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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 6.djvu/236

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Et, en disant cela, elle me regardait d’un œil effaré.

— Monsieur, fit le commandant de place, par respect pour ma femme…

— Monsieur, lui répondis-je, j’ai le plus grand respect pour madame ; mais, moi aussi, j’ai une mère et une sœur… J’espère donc que vous allez avoir la bonté de renvoyer madame, et que nous viderons la chose entre hommes.

— Mon ami, continuait de crier madame de Liniers cède ! cède, je t’en supplie ! fais ce qu’on te demande, au nom du ciel !… Souviens-toi de mon père et de ma mère, massacrés à Saint-Domingue !

Je compris seulement alors ce que madame de Liniers avait entendu par ces mots : « C’est une seconde révolte des nègres ! »

À mes cheveux crépus, à mon teint bruni par trois jours de soleil, à mon accent légèrement créole, — si toutefois, au milieu de l’enrouement dont j’étais atteint, il me restait un accent quelconque, — elle m’avait pris pour un nègre, et s’était laissée aller à une indicible terreur.

Cette terreur me fut, du reste, aisée à comprendre, lorsque je sus, depuis, que madame de Liniers était une demoiselle de Saint-Janvier.

M. et madame de Saint-Janvier, son père et sa mère, avaient été impitoyablement égorgés sous ses yeux dans la révolte du Cap.

La situation, comme on le comprend bien, était trop tendue ; elle ne pouvait se prolonger.

— Mais, monsieur, s’écria le lieutenant de roi désespéré, je ne puis pourtant pas céder devant un homme seul !

— Voulez-vous, monsieur, que je vous signe une attestation constatant que c’est le pistolet sous la gorge que vous m’avez donné l’ordre ?

— Oui, oui, monsieur ! s’écria madame de Liniers.

Puis, se retournant vers son mari, dont elle embrassait les genoux :

— Mon ami, mon ami, donne l’ordre ! répétait-elle, donne-le, je t’en supplie !

— Ou bien préférez-vous, continuai-je, que j’aille chercher