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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 6.djvu/86

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

trait qu’il est encore aujourd’hui, se heurtant indifféremment aux passants, aux bornes, aux arbres, contre lesquels il a toujours l’air de chercher les affiches des théâtres qui le jouent ; absorbé dans la pensée qui le tient au moment où on le rencontre, et incapable, pour entrer dans la vôtre, de sortir de cette pensée, à laquelle il vous ramène sans cesse.

Sa pensée dominante était celle de sa lecture pour le lendemain.

Paul Fouché, si jeune qu’il fût, venait d’entrer avec assez de bruit dans la carrière dramatique. On avait, l’année précédente, joué sous son nom, à l’Odéon, une pièce dont les grandes beautés — beautés excentriques et mal appropriées à la scène — avaient précipité la chute ; cette chute avait été profonde, mais glorieuse ; c’était une de ces chutes qui illustrent un homme, comme certaines défaites illustrent un peuple. Paul Fouché avait eu son Poitiers, son Azincourt ou son Crécy : il pouvait choisir.

La pièce se nommait Amy Robsart : elle était tirée ou plutôt inspirée du roman de Walter Scott le Château de Kenilworth.

Le lendemain de la chute, Hugo avait réclamé la paternité de la pièce ; mais l’honneur de l’unique représentation qu’elle avait eue n’en était pas moins demeuré à Paul Fouché.

Cette pièce ne fut point imprimée. Plus tard, Hugo me fit cadeau du manuscrit ; je dois l’avoir encore.

Je voulus en vain tirer quelque nouvelle de Paul : Paul ne savait qu’une nouvelle, et ne croyait pas que le monde politique ou littéraire eût besoin d’en savoir une autre.

Cette nouvelle, c’était que, le lendemain, il lisait une pièce en cinq actes.

Je vis le moment où il allait anticiper sur les droits du comité, et me proposer de me la lire. Comme la lecture du plus beau drame de la terre ne m’eût point consolé de perdre le moindre détail de celui que Paris mettait en scène en ce moment, je sautai dans un cabriolet, et j’échappai à la lecture.

Je donnai au cocher l’adresse de Carrel.