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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 8.djvu/180

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Nous arrivâmes à Honfleur. Pendant cette traversée de deux heures faite au moment du flux, tout le monde eut le mal de mer, excepté une belle Anglaise poitrinaire, aux longs cheveux flottants, aux joues de pêche et de rose, qui combattait le fléau à grands verres d’eau-de-vie ! Je n’ai jamais rien vu de plus triste que cette belle figure debout et errante sur le pont du bâtiment, tandis que tout le monde était assis ou couché ; elle, dévouée à la mort avec toutes les apparences de la bonne santé, tandis que tous ces passagers, qui semblaient près de mourir devaient, comme tant d’autres Antées, reprendre leurs forces dès qu’ils toucheraient la terre. Si les spectres existent, ils doivent marcher, regarder et sourire comme marchait, regardait et souriait cette belle Anglaise.

En abordant à Honfleur, au moment où le bâtiment s’arrêta, sa mère et un jeune frère blond et rose comme elle semblèrent se lever comme d’un champ de bataille, et la rejoignirent d’un pas traînant. Elle, au contraire, pendant que nous reconnaissions nos malles et nos portemanteaux, franchit légèrement le pont-levis qui venait d’amarrer au rivage le paquebot en miniature, et disparut à l’angle d’une rue de Honfleur.

Je ne l’ai jamais revue, et je ne la reverrai probablement jamais que dans la vallée de Josaphat ; mais, si je la revois, là ou ailleurs, — en ce monde, ce qui me paraît peu possible, ou dans l’autre, ce qui me paraît peu probable, — je réponds que, du premier coup d’œil, je la reconnaîtrai.

À peine à Honfleur, nous nous occupâmes de savoir par quels moyens nous pourrions nous transporter à Trouville.

Il y avait deux moyens d’y arriver : la voie de terre et la voie de mer.

Par la voie de terre, on nous offrait une mauvaise charrette et deux mauvais chevaux ; cette mauvaise charrette et ces deux mauvais chevaux, moyennant vingt francs, nous voitureraient par un mauvais chemin, et, au bout de cinq heures, nous arriverions à Trouville.

Par la voie de mer, on nous offrait, à la marée descendante, c’est-à-dire dans deux heures, une jolie barque avec quatre vigoureux rameurs ; un voyage pittoresque le long des côtes,