Page:Dumas - Paul Jones, 1838.djvu/2

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

laffeuille.

Et moi donc, monseigneur !

emmanuel.

Oui, je comprends, cela veut dire…

laffeuille.

Que toutes les bénédictions du ciel…

emmanuel.

Te descendent dans le gosier… c’est trop juste ; voilà pour boire (apercevant trois autres domestiques) tout seul ; puis voilà pour boire avec les autres. Jasmin, prévenez Mme la marquise que je suis arrivé, et lui demandez ses ordres de ma part, soit qu’elle me permette de monter chez le marquis, soit qu’elle veuille descendre. Quant à vous, mes vénérables, comme je ne veux pas priver mes ancêtres de vos services, allez chacun à vos affaires. (Ils sortent ; Laffeuille va pour les suivre.) Laffeuille, rien de nouveau en mon absence ? — Mon père ?

laffeuille.

Toujours dans la même position ; ni mieux ni pire.

emmanuel.

Et sa raison ?

laffeuille.

Ça va, ça vient, à ce qu’on nous dit du moins, car vous savez qu’il ne veut voir personne que Mme la marquise.

emmanuel.

Oui, pas même nous, je le sais ; et ma sœur ?

laffeuille.

Toujours triste. Ah c’est une bénédiction, comme elle pleure ! pauvre jeune dame ! elle ne sort du château que pour aller voir le vieil Achard.

emmanuel.

Toujours dans sa petite maison du parc ?

laffeuille.

Ah ! mon Dieu ! il n’en bouge que pour aller s’asseoir sous le grand chêne, vous savez ? puis il reste là des heures entières. On dirait qu’il prie.

emmanuel.

Singulier vieillard ! et c’est toujours toi que Mme la marquise charge de veiller à ce qu’il ne lui manque rien ?

laffeuille.

Oui, monseigneur ; mais bonjour, bonsoir, merci, Laffeuille, voilà tout.

emmanuel.

C’est bien ! (Laffeuille va pour sortir.) Laffeuille, tournez les canons de ces pistolets contre le mur, vous savez quelle peur ma mère a de ces armes.

laffeuille.

Voilà Mme la marquise.

emmanuel.

Laissez-nous !

La marquise entre lentement par la porte du fond ; Laffeuille sort.



Scène II

LA MARQUISE, vêtue de noir, EMMANUEL.
emmanuel, allant au-devant de sa mère, met un genou en terre et lui prend la main.

Madame la marquise permet…

la marquise.

Levez-vous, mon fils, je suis heureuse de vous revoir.

Emmanuel la conduit à un fauteuil ; elle aperçoit les pistolets et tressaille.
emmanuel.

Qu’avez-vous, ma mère ?

la marquise.

Rien. (Elle s’assied.) J’ai reçu votre lettre, mon fils, et je vous fais mes complimens ; vous me paraissez né pour la diplomatie plus encore que pour les armes, et vous devriez prier le baron de Lectoure de solliciter pour vous une ambassade au lieu d’un régiment.

emmanuel.

Et il l’obtiendrait, madame ; tant son pouvoir est grand, et surtout tant il est amoureux.

la marquise.

Amoureux d’une femme qu’il n’a pas vue.

emmanuel.

Oh ! Lectoure est un gentilhomme de sens, et ce qu’il sait de notre famille lui a inspiré le plus vif désir de s’allier à nous : il en est digne du reste. Il a fait ses preuves de 1399, et Chérin est très-content de ses titres. Un de ses ancêtres était même allié à la famille royale d’Écosse : de là vient le lion qu’il porte dans ses armes ; c’est fort convenable enfin. C’est lui, du reste, qui a insisté pour que toutes les cérémonies se fissent en son absence. Vous avez eu la bonté d’ordonner la publication des bans, madame ?

la marquise.

Oui, l’abbé a dû se charger de tous ces détails.

emmanuel.

Demain soir alors, si Lectoure arrive, nous pourrons signer le contrat ?

la marquise, faisant un signe de tête.

Et il ne vous a fait aucune question sur ce Lusignan ? Il ne vous a pas demandé à quel propos l’arrêt de sa déportation avait été sollicité par notre famille ?

emmanuel.

Non, madame, de pareils services sont si communs qu’on les oublie le lendemain du jour où on les a rendus, puis encore on sait qu’ils cachent ordinairement quelque secret de famille qu’on ne doit pas pénétrer. Il n’y a que moi qui ai conservé mémoire de ce malheureux.

la marquise.

Comment cela ?

emmanuel.

Pour penser de temps en temps que j’aurais dû peut-être, pour me venger de lui, employer d’autres armes que celles…