Aller au contenu

Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/119

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

n’ai pas de remords, parce que si nous l’eussions laissée vivre, elle eût sans aucun doute continué son œuvre de destruction, mais cela ne veut pas dire, ami, que j’aie cette conviction que nous avions le droit de faire ce que nous avons fait. Peut-être tout sang versé veut-il une expiation. Elle a accompli la sienne ; peut-être à notre tour nous reste-t-il à accomplir la nôtre.

— Je l’ai quelquefois pensé comme vous, Athos, dit d’Artagnan.

— Elle avait un fils, cette femme ?

— Oui.

— En avez-vous quelquefois entendu parler ?

— Jamais.

— Il doit avoir vingt-trois ans, murmura Athos ; je pense souvent à ce jeune homme, d’Artagnan !

— C’est étrange ! Et moi je l’avais oublié !

Athos sourit mélancoliquement.

— Et lord de Winter, en avez-vous eu quelque nouvelle ?

— Je sais qu’il était en grande faveur près du roi Charles Ier.

— Il aura suivi sa fortune, qui est mauvaise en ce moment. Tenez, d’Artagnan, continua Athos, cela revient à ce que je vous disais tout à l’heure. Lui, il a laissé couler le sang de Strafford ; le sang appelle le sang. Et la reine ?

— Quelle reine ?

Mme Henriette d’Angleterre, la fille de Henri IV.

— Elle est au Louvre, comme vous savez.

— Oui, où elle manque de tout, n’est-ce pas ? Pendant les grands froids de cet hiver, sa fille malade, m’a-t-on dit, était forcée, faute de bois, de rester couchée. Comprenez-vous cela ? dit Athos en haussant les épaules. La fille de Henri IV grelottant, faute d’un fagot ! Pourquoi n’est-elle pas venue demander l’hospitalité au premier venu de nous au lieu de la demander à Mazarin ? elle n’eût manqué de rien.

— La connaissez-vous donc, Athos ?

— Non, mais ma mère l’a vue enfant. Vous ai-je jamais dit que ma mère avait été dame d’honneur de Marie de Médicis ?

— Jamais. Vous ne dites pas de ces choses-là, vous, Athos.

— Ah ! mon Dieu, si, vous le voyez, reprit Athos ; mais encore faut-il que l’occasion s’en présente.

— Porthos ne l’attendrait pas si patiemment, dit d’Artagnan avec un sourire.

— Chacun sa nature, mon cher d’Artagnan. Porthos a, malgré un peu de vanité, des qualités excellentes. L’avez-vous revu ?

— Je le quitte, il y a cinq jours, dit d’Artagnan.

Et alors il raconta, avec la verve de son humeur gasconne, toutes les magnificences de Porthos en son château de Pierrefonds ; et tout en criblant son ami, il lança deux ou trois flèches à l’adresse de cet excellent M. Mouston.

— J’admire, répliqua Athos en souriant de cette gaîté qui lui rappelait leurs bons jours, que nous ayons autrefois formé au hasard une société d’hommes encore si bien liés les uns aux autres malgré vingt ans de séparation. L’amitié jette des racines bien profondes dans les cœurs honnêtes, d’Artagnan ; croyez-moi, il n’y a que les méchants qui nient l’amitié, parce qu’ils ne la comprennent pas. Et Aramis ?

— Je l’ai vu aussi, dit d’Artagnan, mais il m’a paru froid.

— Ah ! vous avez vu Aramis ? reprit Athos en regardant d’Artagnan avec son œil investigateur. Mais c’est un véritable pèlerinage que vous faites, cher ami, au temple de l’amitié, comme diraient les poètes.

— Mais oui, dit d’Artagnan embarrassé.

— Aramis, vous le savez, continua Athos, est naturellement froid ; puis il est toujours empêché dans des intrigues de femmes.

— Je lui en crois en ce moment une fort compliquée, dit d’Artagnan.

Athos ne répondit pas.

— Il n’est pas curieux, pensa d’Artagnan.