Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/146

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Puis il se retirait en saluant M. de Beaufort avec une politesse ironique qui mettait celui-ci dans des colères bleues.

La Ramée était donc devenu le commensal obligé du prince, son gardien éternel, l’ombre de son corps, mais il faut le dire, la compagnie de la Ramée, joyeux vivant, franc convive, buveur reconnu, grand joueur de paume, bon diable au fond et n’ayant pour M. de Beaufort qu’un défaut, celui d’être incorruptible, était devenu pour le prince plutôt une distraction qu’une fatigue.

Malheureusement il n’en était point de même pour maître La Ramée, et quoiqu’il estimât à un certain prix l’honneur d’être enfermé avec un prisonnier de si haute importance, le plaisir de vivre dans la familiarité du petit-fils d’Henri IV ne compensait pas celui qu’il eût éprouvé à aller faire de temps en temps visite à sa famille. On peut être excellent exempt du roi, en même temps que bon père et bon époux. Or, maître la Ramée adorait sa femme et ses enfants, qu’il ne faisait plus qu’entrevoir du haut de la muraille, lorsque pour lui donner cette consolation paternelle et conjugale, ils se venaient promener de l’autre côté des fossés ; décidément c’était trop peu pour lui, et la Ramée sentait que sa joyeuse humeur, qu’il avait considérée comme la cause de sa bonne santé, sans calculer qu’au contraire elle n’en était probablement que le résultat, ne tiendrait pas longtemps à un pareil régime. Cette conviction ne fit que croître dans son esprit lorsque peu à peu, les relations de M. de Beaufort et de M. de Chavigny s’étant aigries de plus en plus, ils cessèrent tout à fait de se voir. La Ramée sentit alors la responsabilité peser plus forte sur sa tête, et comme justement, par ces raisons que nous venons d’expliquer, il cherchait du soulagement, il accueillit très chaudement l’ouverture que lui avait faite son ami, l’intendant du maréchal de Grammont, de lui donner un acolyte ; il en avait aussitôt parlé à M. de Chavigny, lequel avait répondu qu’il ne s’y opposait en aucune manière, à la condition, toutefois, que le sujet lui convînt.

Nous regardons comme parfaitement inutile de faire à nos lecteurs le portrait physique ou moral de Grimaud ; si, comme nous l’espérons, ils n’ont pas tout à fait oublié la première partie de cet ouvrage, ils doivent avoir conservé un souvenir assez net de cet excellent personnage, chez lequel il ne s’était fait d’autres changements que d’avoir pris vingt ans de plus ; acquisition qui n’avait fait que le rendre plus taciturne et plus silencieux, quoique depuis le changement qui s’était opéré en lui, Athos lui eût rendu toute permission de parler.

Mais à cette époque il y avait déjà douze ou quinze ans que Grimaud se taisait et une habitude de douze ou quinze ans est devenue une seconde nature.