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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/203

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En tournant le coin de la rue Montmartre, il aperçut à l’une des fenêtres de l’hôtel de la Chevrette Porthos, vêtu d’un splendide justaucorps bleu de ciel tout brodé d’argent, et bâillant à se démonter la mâchoire, de sorte que les passants contemplaient avec une certaine admiration respectueuse ce gentilhomme si beau et si riche, qui semblait si fort ennuyé de sa richesse et de sa grandeur.

À peine d’ailleurs, de leur côté, d’Artagnan et Planchet avaient-ils tourné l’angle de la rue, que Porthos les avait reconnus.

— Eh ! d’Artagnan, s’écria-t-il, Dieu soit loué ! c’est vous !

— Eh ! bonjour, cher ami, répondit d’Artagnan.

Une petite foule de badauds se forma bientôt autour des chevaux, que les valets de l’hôtel tenaient déjà par la bride, et des cavaliers, qui causaient ainsi le nez en l’air ; mais un froncement de sourcils de d’Artagnan et deux ou trois gestes mal intentionnés de Planchet et bien compris des assistants dissipèrent la foule, qui commençait à devenir d’autant plus compacte qu’elle ignorait pourquoi elle était rassemblée.

Porthos était déjà descendu sur le seuil de l’hôtel.

— Ah ! mon cher ami, dit-il, que mes chevaux sont mal ici !

— En vérité ! dit d’Artagnan, j’en suis au désespoir pour ces nobles animaux.

— Et moi aussi, j’étais assez mal, dit Porthos, et n’était l’hôtesse, continua-t-il en se balançant sur ses jambes avec son gros air content de lui-même, qui est assez avenante et qui entend la plaisanterie, j’aurais été chercher gîte ailleurs.

La belle Madeleine, qui s’était approchée pendant ce colloque, fit un pas en arrière et devint pâle comme la mort en entendant les paroles de Porthos, car elle crut que la scène du Suisse allait se renouveler ; mais, à sa grande stupéfaction, d’Artagnan ne sourcilla point, et, au lieu de se fâcher, il dit en riant à Porthos :

— Oui, je comprends, cher ami, l’air de la rue Tiquetonne ne vaut pas celui de la vallée de Pierrefonds ; mais, soyez tranquille, je vais vous en faire prendre un meilleur.

— Quand cela ?

— Ma foi, bientôt, je l’espère.

— Ah ! tant mieux !

À cette exclamation de Porthos succéda un gémissement bas et profond qui partait de l’angle d’une porte. D’Artagnan, qui venait de mettre pied à terre, vit alors se dessiner en relief sur le mur l’énorme ventre de Mousqueton, dont la bouche attristée laissait échapper de sourdes plaintes.

— Et vous aussi, mon pauvre monsieur Mouston, vous êtes déplacé dans ce chétif hôtel, n’est-ce pas ? demanda d’Artagnan de ce ton railleur qui pouvait être aussi bien de la compassion que de la moquerie.

— Il trouve la cuisine détestable, répondit Porthos.

— Eh bien mais, dit d’Artagnan, que ne la faisait-il lui-même comme à Chantilly ?

— Ah ! monsieur, je n’avais plus ici, comme là-bas, les étangs de M. le Prince pour y pêcher ces belles carpes, et les forêts de Son Altesse pour y prendre au collet ces fines perdrix. Quant à la cave, je l’ai visitée en détail, et en vérité c’est bien peu de chose.

— Monsieur Mouston, dit d’Artagnan, en vérité je vous plaindrais si je n’avais pour le moment quelque chose de bien autrement pressé à faire.

Alors prenant Porthos à part :