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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/257

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saisir partout où vous serez, et alors, je vous le jure, votre procès sera bientôt fait : on trouve partout un arbre et une corde.

L’œil du moine étincela de nouveau, mais ce fut tout ; il répéta sa phrase :

— J’y vais.

Et il partit.

— Suivons-le, dit de Guiche, ce sera plus sûr.

— J’allais vous le proposer, dit Bragelonne.

Et les deux jeunes gens se remirent en route, réglant leur pas sur celui du moine, qu’ils suivaient ainsi à une portée de pistolet. Au bout de cinq minutes, le moine se retourna pour s’assurer s’il était suivi ou non.

— Voyez-vous, observa Raoul, que nous avons bien fait.

— L’horrible figure que celle de ce moine ! dit le comte de Guiche.

— Horrible, répondit Raoul, et d’expression surtout ; ces cheveux jaunes, ces yeux ternes, ces lèvres qui disparaissent au moindre mot qu’il prononce…

— Oui, oui, dit de Guiche, qui avait été moins frappé que Raoul de tous ces détails, attendu que Raoul examinait tandis que de Guiche parlait ; oui, figure étrange ; mais ces moines sont assujétis à des pratiques si dégradantes, les jeûnes les font pâlir, les coups de discipline les font hypocrites, et c’est à force de pleurer les biens de la vie qu’ils ont perdus et dont nous jouissons, que leurs yeux deviennent ternes.

— Enfin, dit Raoul, ce pauvre homme va avoir son prêtre, mais, de par Dieu, le pénitent a la mine de posséder une conscience meilleure que celle du confesseur. Quant à moi, je l’avoue, je suis accoutumé à voir des prêtres d’un tout autre aspect.

— Ah ! dit de Guiche, comprenez-vous ? Celui-ci est un de ces frères errants qui s’en vont mendiant sur les grandes routes jusqu’au jour où un bénéfice leur tombe du ciel ; ce sont des étrangers pour la plupart, Écossais, Irlandais, Danois. On m’en a quelquefois montré de pareils.

— Aussi laids ?

— Non, mais raisonnablement hideux, cependant.

— Quel malheur pour ce pauvre blessé de mourir entre les mains d’un pareil frocard !

— Bah ! dit de Guiche, l’absolution, vient, non de celui qui la donne, mais de Dieu. Cependant, voulez-vous que je vous dise ? eh bien, j’aimerais mieux mourir impénitent que d’avoir affaire à un pareil confesseur. Vous êtes de mon avis, n’est-ce pas, vicomte ? et je vous voyais caresser le pommeau de votre pistolet comme si vous aviez quelque intention de lui casser la tête.

— Oui, comte, c’est une chose étrange, et qui va vous surprendre : j’ai éprouvé à l’aspect de cet homme une horreur indéfinissable. Avez-vous quelquefois fait lever un serpent sur votre chemin ?

— Jamais, dit de Guiche.

— Eh bien ! à moi cela m’est arrivé dans nos forêts du Blaisois, et je me rappelle qu’à la vue du premier qui me regarda de ses yeux ternes, replié sur lui-même, branlant la tête et agitant la langue, je demeurai fixe, pâle et comme fasciné jusqu’au moment où le comte de La Fère…

— Votre père ? demanda de Guiche.

— Non, mon tuteur, répondit Raoul en rougissant.

— Fort bien.

— Jusqu’au moment, reprit Raoul, où le comte de La Fère me dit : Allons, Bragelonne, dégaînez. Alors seulement je courus au reptile et le tranchai en deux, au moment où il se dressait sur sa queue en sifflant pour venir lui-même au-devant de moi. Eh bien ! je vous jure que j’ai ressenti exactement la même sensation à la vue de cet homme, lorsqu’il a dit : « Pourquoi me demandez-vous cela ? » et qu’il m’a regardé.

— Alors, vous vous reprochez de ne l’avoir pas coupé en deux comme votre serpent ?

— Ma foi, oui, presque, dit Raoul.