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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/264

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coudée sur une table et me dirent : Voilà celle qu’il faut exécuter.

— Horreur ! dit le moine. Et vous avez obéi ?

— Mon père, cette femme était un monstre, elle avait empoisonné, disait-on, son second mari, tenté d’assassiner son beau-frère, qui se trouvait parmi ces hommes ; elle venait d’empoisonner une jeune femme qui était sa rivale, et avant de quitter l’Angleterre, elle avait, disait-on, fait poignarder le favori du roi.

— Buckingham ? s’écria le moine.

— Oui, Buckingham, c’est cela.

— Elle était donc Anglaise, cette femme ?

— Non, elle était Française, mais elle s’était mariée en Angleterre.

Le moine pâlit, s’essuya le front et alla fermer la porte au verrou. Le moribond crut qu’il l’abandonnait et retomba en gémissant sur son lit.

— Non, non, me voilà, reprit le moine en revenant vivement près de lui ; continuez : quels étaient ces hommes ?

— L’un était étranger, Anglais, je crois. Les quatre autres étaient Français et portaient le costume de mousquetaires.

— Leurs noms ? demanda le moine.

— Je ne les connais pas. Seulement, les quatre autres seigneurs appelaient l’Anglais milord.

— Et cette femme était-elle belle ?

— Jeune et belle, oh ! oui, belle surtout. Je la vois encore, lorsqu’à genoux à mes pieds, elle priait, la tête renversée en arrière. Je n’ai jamais compris depuis comment j’avais abattu cette tête si belle et si pâle.

Le moine semblait agité d’une émotion étrange. Tous ses membres tremblaient ; on voyait qu’il voulait faire une question, mais il n’osait pas. Enfin, après un violent effort sur lui-même :

— Le nom de cette femme ? dit-il.

— Je l’ignore. Comme je vous le dis, elle s’était mariée deux fois, à ce qu’il paraît : une fois en France, et l’autre en Angleterre.

— Et elle était jeune, dites-vous ?

— Vingt-cinq ans.

— Belle ?

— À ravir.

— Blonde ?

— Oui.

— De grands cheveux, n’est-ce pas… qui tombaient sur ses épaules ?

— Oui.

— Des yeux d’une expression admirable ?

— Quand elle voulait. Oh ! oui, c’est bien cela.

— Une voix d’une douceur étrange ?

— Comment le savez-vous ?

Le bourreau s’accouda sur son lit et fixa son regard épouvanté sur le moine, qui devint livide.

— Et vous l’avez tuée ! dit le moine ; vous avez servi d’instrument à ces lâches, qui n’osaient la tuer eux-mêmes ! vous n’avez pas eu pitié de cette jeunesse, de cette beauté, de cette faiblesse ! vous avez tué cette femme !

— Hélas ! reprit le bourreau, je vous l’ai dit, mon père, cette femme, sous cette enveloppe céleste, cachait un esprit infernal, et quand je la vis, quand je me rappelai tout le mal qu’elle m’avait fait à moi-même…

— À vous ? et qu’avait-elle pu vous faire à vous ? Voyons.

— Elle avait séduit et perdu mon frère, qui était prêtre ; elle s’était sauvée avec lui de son couvent.

— Avec ton frère ?

— Oui. Mon frère avait été son premier amant ; elle avait été la cause de la mort de mon frère. Oh ! mon père ! mon père ! ne me regardez donc pas ainsi. Oh ! je suis donc bien coupable ! Oh ! vous ne me pardonnerez donc pas !

Le moine composa son visage.

— Si fait, si fait, dit-il, je vous pardonnerai si vous me dites tout.

— Oh ! s’écria le bourreau, tout, tout, tout !

— Alors, répondez. Si elle a séduit votre frère… Vous dites qu’elle l’a séduit, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Si elle a causé sa mort… vous avez dit qu’elle avait causé sa mort ?

— Oui, répéta le bourreau.

— Alors,