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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/279

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fut accordé. Une tente fut posée pour eux près de celle du maréchal. Quoique la journée eût été fatigante, ni l’un ni l’autre n’avait besoin de dormir.

D’ailleurs c’est une chose grave et imposante, même pour les vieux soldats, que la veille d’une bataille, à plus forte raison pour deux jeunes gens qui allaient voir ce terrible spectacle pour la première fois.

La veille d’une bataille, on pense à mille choses qu’on avait oubliées jusques-là et qui vous reviennent alors à l’esprit. La veille d’une bataille, les indifférents deviennent des amis, les amis deviennent des frères. Il va sans dire que si on a au fond du cœur quelque sentiment plus tendre, ce sentiment atteint tout naturellement le plus haut degré d’exaltation auquel il puisse atteindre.

Il faut croire que chacun des deux jeunes gens éprouvait quelque sentiment pareil, car au bout d’un instant, chacun d’eux s’assit à une extrémité de la tente et se mit à écrire sur ses genoux.

Les épîtres furent longues, les quatre pages se couvrirent successivement de lettres fines et rapprochées. De temps en temps les deux jeunes gens se regardaient en souriant. Ils se comprenaient sans rien dire ; ces deux organisations élégantes et sympathiques étaient faites pour s’entendre sans se parler.

Les lettres finies, chacun mit la sienne dans deux enveloppes, où nul ne pouvait lire le nom de la personne à qui elle était adressée, qu’en déchirant la première enveloppe ; puis tous deux s’approchèrent l’un de l’autre et échangèrent leurs lettres en souriant.

— S’il m’arrivait malheur, dit Bragelonne.

— Si j’étais tué, dit de Guiche.

— Soyez tranquille, dirent-ils tous deux.

Puis ils s’embrassèrent comme deux frères, s’enveloppèrent chacun dans son manteau et s’endormirent de ce sommeil jeune et gracieux dont dorment les oiseaux, les fleurs et les enfants.