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« Madame et chère épouse,

« Nous voici arrivés au terme. Toutes les ressources que Dieu m’a laissées sont concentrées en ce camp de Naseby, d’où je vous écris à la hâte. Là, j’attends l’armée de mes sujets rebelles, et je vais lutter une dernière fois contre eux. Vainqueur, j’éternise la lutte ; vaincu, je suis perdu complètement. Je veux dans ce dernier cas (hélas ! quand on en est où nous en sommes, il faut tout prévoir), je veux essayer de gagner les côtes de France. Mais pourra-t-on, voudra-t-on y recevoir un roi malheureux, qui apportera un si funeste exemple dans un pays déjà soulevé par les discordes civiles ? Votre sagesse et votre affection me serviront de guide. Le porteur de cette lettre vous dira, madame, ce que je ne puis confier au risque d’un accident. Il vous expliquera quelle démarche j’attends de vous. Je le charge aussi de ma bénédiction pour mes enfants et de tous les sentiments de mon cœur pour vous, madame et chère épouse. »


La lettre était signée, au lieu de Charles, roi, Charles encore roi.

Cette triste lecture, dont de Winter suivait les impressions sur le visage de la reine, amena cependant dans ses yeux un éclair d’espérance.

— Qu’il ne soit plus roi ! s’écria-t-elle, qu’il soit vaincu, exilé, proscrit, mais qu’il vive ! Hélas ! le trône est un poste trop périlleux aujourd’hui pour que je désire qu’il y reste. Mais, dites-moi, milord, continua la reine, ne me cachez rien. Où en est le roi ? Sa position est-elle donc aussi désespérée qu’il le pense ?

— Hélas ! Madame, plus désespérée qu’il ne le pense lui-même. Sa Majesté a le cœur si bon qu’elle ne comprend pas la haine ; si loyal, qu’elle ne devine pas la trahison. L’Angleterre est atteinte d’un esprit de vertige qui, j’en ai bien peur, ne s’éteindra que dans le sang.

— Mais lord Montrose ? répondit la reine. J’avais entendu parler de grands et rapides succès, de batailles gagnées à Inverlashy, à Alfort et à Kilsyth. J’avais entendu dire qu’il marchait à la frontière pour se joindre à son roi.

— Oui, madame, mais à la frontière il a rencontré Lesly. Il avait lassé la victoire à force d’entreprises surhumaines, la victoire l’a abandonné. Montrose, battu à Philippaugh, a été forcé de congédier les restes de son armée et de fuir déguisé en laquais. Il est à Bergen, en Norwége.

— Dieu le garde ! dit la reine. C’est au moins une consolation de savoir que ceux qui ont tant de fois risqué leur vie pour nous sont en sûreté. Et maintenant, milord, que je vois la position du roi telle qu’elle est, c’est-à-dire désespérée, dites-moi ce que vous avez à me dire de la part de mon royal époux.

— Eh bien, Madame, dit de Winter, le roi désire que vous tâchiez de pénétrer les dispositions du roi et de la reine à son égard.

— Hélas ! vous le savez, répondit la reine, le roi n’est encore qu’un enfant, et la reine est une femme… bien faible même ; c’est M. de Mazarin qui est tout.

— Voudrait-il donc jouer en France le rôle que Cromwell joue en Angleterre ?

— Oh ! non, c’est un Italien souple et rusé, qui peut-être rêve le crime, mais n’osera jamais le commettre ; et, tout au contraire de Cromwell, qui dispose des deux chambres, Mazarin n’a pour appui que la reine dans sa lutte avec le parlement.

— Raison de plus alors pour qu’il protége un roi que les parlements poursuivent.

La reine hocha la tête avec amertume.

— Si j’en juge par moi-même, milord, dit-elle, le cardinal ne fera rien, ou peut-être même sera contre nous. Ma présence et celle de ma fille en France lui