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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/334

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séler ; les laquais soupèrent, car il commençait à se faire tard, et les deux maîtres, fort impatients de s’embarquer, leur donnèrent rendez-vous sur la jetée, avec ordre de n’échanger aucune parole avec qui que ce fût. On comprend bien que cette recommandation ne regardait que Blaisois ; pour Grimaud, il y avait longtemps qu’elle était devenue inutile.

Athos et Aramis descendirent vers le port. Par leurs habits couverts de poussière, par certain air dégagé qui fait toujours reconnaître un homme habitué aux voyages, les deux amis excitèrent l’attention de quelques promeneurs. Ils en virent un surtout à qui leur arrivée avait produit une certaine impression. Cet homme, qu’ils avaient remarqué les premiers, par les mêmes causes qui les avaient fait, eux, remarquer des autres, allait et venait tristement sur la jetée. Dès qu’il les vit, il ne cessa de les regarder à son tour et parut brûler d’envie de leur adresser la parole. Cet homme était jeune et pâle ; il avait les yeux d’un bleu si incertain, qu’ils paraissaient s’irriter comme ceux du tigre, selon les couleurs qu’ils reflétaient ; sa démarche, malgré la lenteur et l’incertitude de ses détours, était raide et hardie ; il était vêtu de noir et portait une longue épée avec assez de grâce.

Arrivés sur la jetée, Athos et Aramis s’arrêtèrent à regarder un petit bateau amarré à un pieu et tout équipé comme s’il attendait.

— C’est sans doute le nôtre, dit Athos.

— Oui, répondit Aramis, et le sloop qui appareille là-bas a bien l’air d’être celui qui doit nous conduire à notre destination ; maintenant, continua-t-il, pourvu que de Winter ne se fasse pas attendre. Ce n’est point amusant de demeurer ici ; il n’y passe pas une seule femme.

— Chut ! dit Athos ; on nous écoutait.

En effet, le promeneur, qui, pendant l’examen des deux amis, avait passé et repassé plusieurs fois derrière eux, s’était arrêté au nom de Winter ; mais comme sa figure n’avait exprimé aucune émotion en entendant ce nom, ce pouvait être aussi bien le hasard qui l’avait fait s’arrêter.

— Messieurs, dit le jeune homme en saluant avec beaucoup d’aisance et de politesse, pardonnez à ma curiosité, mais je vois que vous venez de Paris, ou du moins que vous êtes étrangers à Boulogne.

— Nous venons de Paris, oui, monsieur, répondit Athos avec la même courtoisie. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Monsieur, dit le jeune homme, seriez-vous assez bon pour me dire s’il est vrai que monsieur le cardinal Mazarin ne soit plus ministre ?

— Voilà une question étrange, dit Aramis.

— Il l’est et ne l’est pas, répondit Athos, c’est-à-dire que la moitié de la France le chasse, et qu’à force d’intrigues et de promesses, il se fait maintenir par l’autre moitié. Cela peut durer ainsi fort longtemps, comme vous voyez.

— Enfin, monsieur, dit l’étranger, il n’est pas en fuite ni en prison ?

— Non, monsieur, pas pour le moment du moins.

— Messieurs, agréez mes remerciements pour votre complaisance, dit le jeune homme en s’éloignant.

— Que dites-vous de ce questionneur ? dit Aramis.

— Je dis que c’est un provincial qui s’ennuie ou un espion qui s’informe.

— Et vous lui avez répondu ainsi !

— Rien ne m’autorisait à lui répondre autrement. Il était poli avec moi, je l’ai été avec lui.

— Mais cependant si c’est un espion…

— Que voulez-vous que fasse un espion ? Nous ne sommes plus au temps du cardinal de Richelieu, qui, sur un simple soupçon, faisait fermer les ports.

— N’importe, vous avez eu tort de lui