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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/342

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chef-d’œuvre de la chapellerie du dix-septième siècle était jaune et vert d’un côté, blanc et rouge de l’autre. Mais Friquet qui avait toujours aimé la variété dans les tons, n’en était que plus fier et plus triomphant.

En sortant de chez Bazin, Friquet était parti tout courant pour le Palais-Royal ; il y arriva au moment où en sortait le régiment des gardes, et comme il ne venait pas pour autre chose que pour jouir de sa vue et profiter de sa musique, il prit place en tête, battant le tambour avec deux ardoises, et passant de cet exercice à celui de la trompette, qu’il contrefaisait naturellement avec la bouche d’une façon qui lui avait plus d’une fois valu les éloges des amateurs de l’harmonie imitative.

Cet amusement dura de la barrière des Sergents jusqu’à la place Notre-Dame, et Friquet y prit un véritable plaisir ; mais lorsque le régiment s’arrêta et que les compagnies, en se développant, pénétrèrent jusqu’au cœur de la Cité, se posant à l’extrémité de la rue Saint-Christophe, près de la rue Cocatrix, où demeurait Broussel, alors Friquet, se rappelant qu’il n’avait pas déjeuné, chercha de quel côté il pourrait tourner ses pas pour accomplir cet acte important de la journée, et après avoir mûrement réfléchi, décida que ce serait le conseiller Broussel qui ferait les frais de son repas. En conséquence, il prit son élan, arriva tout essoufflé devant la porte du conseiller et heurta rudement. Sa mère, la vieille servante de Broussel, vint ouvrir.

— Que viens-tu faire ici, garnement ? dit-elle, et pourquoi n’es-tu pas à Notre-Dame ?

— J’y étais, mère Nanette, dit Friquet, mais j’ai vu qu’il s’y passait des choses dont maître Broussel devait être averti, et avec la permission de M. Bazin, vous savez bien, mère Nanette, M. Bazin, le bedeau ? je suis venu pour parler à M. Broussel.

— Et que veux-tu lui dire, magot, à M. Broussel ?

— Je veux lui parler, à lui-même.

— Cela ne se peut pas, il travaille.

— Alors, j’attendrai, dit Friquet, que cela arrangeait d’autant mieux qu’il trouverait bien moyen d’utiliser le temps.

Et il monta rapidement l’escalier, que dame Nanette monta plus lentement derrière lui.

— Mais enfin, dit-elle, que lui veux-tu, à M. Broussel ?

— Je veux lui dire, répondit Friquet en criant de toutes ses forces, qu’il y a le régiment des gardes tout entier qui vient de ce côté-ci. Or, comme j’ai entendu dire partout qu’il y avait à la cour de mauvaises dispositions contre lui, je viens le prévenir afin qu’il se tienne sur ses gardes.

Broussel entendit le cri du jeune drôle, et, charmé de son excès de zèle, descendit au premier étage ; car il travaillait en effet dans son cabinet au second.

— Eh ! dit-il, mon ami, que nous importe le régiment des gardes, et n’es-tu pas fou de faire une pareille esclandre ? Ne sais-tu pas que c’est l’usage d’agir comme ces messieurs le font, et que c’est l’habitude de ce régiment de se mettre en haie sur le passage du roi ?

Friquet contrefit l’étonné, et tournant son bonnet neuf entre ses doigts :

— Ce n’est pas étonnant que vous le sachiez, dit-il ; vous, monsieur Broussel, qui savez tout ; mais moi, en vérité du bon Dieu, je ne le savais pas, et j’ai cru vous donner un bon avis. Il ne faut pas m’en vouloir pour cela, monsieur Broussel.