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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/367

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noirs ou gris, selon qu’ils appartenaient à la haute ou à la basse bourgeoisie, stationnaient immobiles, tandis que des hommes isolés passaient d’un groupe à l’autre. Tous ces manteaux gris ou noirs étaient relevés par-derrière par la pointe d’une épée, par-devant par le canon d’une arquebuse ou d’un mousqueton.

En arrivant sur le Pont-Neuf, le coadjuteur trouva ce pont gardé ; un homme s’approcha de lui.

— Qui êtes-vous ? demanda cet homme ; je ne vous connais pas pour être des nôtres.

— C’est que vous ne reconnaissez pas vos amis, mon cher monsieur Louvières, dit le coadjuteur en levant son chapeau.

Louvières le reconnut et s’inclina. Gondy poursuivit sa route et descendit jusqu’à la tour de Nesle. Là, il vit une longue file de gens qui se glissaient le long des murs. On eût dit une procession de fantômes ; car ils étaient tous enveloppés de manteaux blancs. Arrivés à un certain endroit, tous ces hommes semblaient s’anéantir l’un après l’autre comme si la terre eût manqué sous leurs pieds. Gondy s’accouda dans un angle et les vit disparaître depuis le premier jusqu’à l’avant-dernier. Le dernier leva les yeux pour s’assurer sans doute que lui et ses compagnons n’étaient point épiés, et malgré l’obscurité, il aperçut Gondy. Il marcha droit à lui et lui mit le pistolet sous la gorge.

— Holà ! monsieur de Rochefort, dit Gondy en riant, ne plaisantons pas avec les armes à feu.

Rochefort reconnut la voix.

— Ah ! c’est vous, monseigneur, dit-il.

— Moi-même. Quelles gens menez-vous ainsi dans les entrailles de la terre ?

— Mes cinquante recrues du chevalier d’Humières, qui sont destinées à entrer dans les chevau-légers, et qui ont pour tout équipement reçu leurs manteaux blancs.

— Et vous allez ?

— Chez un sculpteur de mes amis ; seulement nous descendons par la trappe où il introduit ses marbres.

— Très bien, dit Gondy.

Et il donna une poignée de main à Rochefort, qui descendit à son tour et referma la trappe derrière lui. Le coadjuteur rentra chez lui. Il était une heure du matin. Il ouvrit la fenêtre et se pencha pour écouter.

Il se faisait par toute la ville une rumeur étrange, inouïe, inconnue ; on sentait qu’il se passait dans toutes ces rues, obscures comme des gouffres, quelque chose d’inusité et de terrible. De temps en temps un grondement pareil à celui d’une tempête qui s’amasse ou d’une houle qui monte, se faisait entendre ; mais rien de clair, rien de distinct, rien d’explicable ne se présentait à l’esprit ; on eût dit de ces bruits mystérieux et souterrains qui précèdent les tremblements de terre.

L’œuvre de révolte dura toute la nuit ainsi. Le lendemain, Paris en s’éveillant sembla tressaillir à son propre aspect. On eût dit d’une ville assiégée. Des hommes armés se tenaient sur les barricades, l’œil menaçant, le mousquet à l’épaule ; des mots d’ordre, des patrouilles, des arrestations, des exécutions même, voilà ce que le passant trouvait à chaque pas. On arrêtait les chapeaux à plumes et les épées dorées pour leur faire crier : Vive Broussel ! à bas le Mazarin ! et quiconque se refusait à cette cérémonie était hué, conspué et même battu. On ne tuait pas encore, mais on sentait que ce n’était pas l’envie qui en manquait.

Les barricades avaient été poussées jusqu’auprès du Palais-Royal. De la rue des Bons-Enfants à celle de la Ferronnerie, de la rue Saint-Thomas-du-Louvre au