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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/376

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mes seuls, répétez votre conseil, monsieur le coadjuteur.

— Le voici, madame : feindre une réflexion, reconnaître publiquement une erreur, ce qui est la force des gouvernements forts ; faire sortir Broussel de sa prison et le rendre au peuple.

— Oh ! s’écria Anne d’Autriche, m’humilier ainsi ! Suis-je oui ou non la reine ? Toute cette canaille qui hurle est-elle ou non la foule de mes sujets ? Ai-je des amis, des gardes ? Ah ! par Notre-Dame ! comme disait la reine Catherine, continua-t-elle en se montant à ses propres paroles, plutôt que de leur rendre cet infâme Broussel, je l’étranglerais de mes propres mains !

Et elle s’élança les poings crispés vers Gondy, que certes en ce moment elle détestait pour le moins autant que Broussel. Gondy demeura immobile ; pas un muscle de son visage ne bougea ; seulement son regard glacé se croisa comme un glaive avec le regard furieux de la reine.

— Voilà un homme mort, s’il y a encore quelque Vitry à la cour et que le Vitry entre en ce moment, dit le Gascon. Mais moi, avant qu’il arrive à ce bon prélat, je tue le Vitry, et net. M. le cardinal Mazarin m’en saura un gré infini.

— Chut ! dit Porthos ; écoutez donc.

— Madame ! s’écria le cardinal en saisissant Anne d’Autriche et en la tirant en arrière, madame, que faites-vous !

Puis il ajouta en espagnol :

— Anne, êtes-vous folle ? vous faites ici des querelles de bourgeoise, vous, une reine ! et ne voyez-vous pas que vous avez devant vous, dans la personne de ce prêtre, tout le peuple de Paris, auquel il est dangereux de faire insulte en ce moment, et que, si ce prêtre le veut, dans une heure vous n’aurez plus de couronne ! Allons donc, plus tard, dans une autre occasion, vous tiendrez ferme et fort, mais aujourd’hui ce n’est pas l’heure ; aujourd’hui, flattez et caressez, ou vous n’êtes qu’une femme vulgaire.

Aux premiers mots de ce discours, d’Artagnan avait saisi le bras de Porthos et l’avait serré progressivement ; puis quand Mazarin se fut tu :

— Porthos, dit-il tout bas, ne dites jamais devant Mazarin que j’entends l’espagnol ou je suis un homme perdu, et vous aussi.

— Bon, dit Porthos.

Cette rude semonce, empreinte d’une éloquence qui caractérisait Mazarin lorsqu’il parlait italien ou espagnol, et qu’il perdait entièrement lorsqu’il parlait français, fut prononcée avec un visage impénétrable qui ne laissa soupçonner à Gondy, si habile physionomiste qu’il fût, qu’un simple avertissement d’être plus modérée.

De son côté aussi la reine rudoyée s’adoucit tout à coup ; elle laissa pour ainsi dire tomber de ses yeux le feu, de ses joues le sang, de ses lèvres la colère verbeuse. Elle s’assit, et d’une voix humide de pleurs, laissant tomber ses bras abattus à ses côtés :

— Pardonnez-moi, monsieur le coadjuteur, dit-elle, et attribuez cette violence à ce que je souffre. Femme, et par conséquent assujétie aux faiblesses de mon sexe, je m’effraie de la guerre civile ; reine, et accoutumée à être obéie, je m’emporte aux premières résistances.

— Madame, dit Gondy en s’inclinant, Votre Majesté se trompe en qualifiant de résistance mes sincères avis. Votre Majesté n’a que des sujets soumis et respectueux. Ce n’est point à la reine que le peuple en veut, il appelle Broussel et voilà tout, trop heureux de vivre sous les lois de