Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/431

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ché derrière la tente du comte de Lewen, dont j’avais soulevé la toile, j’ai tout vu, tout entendu.

— Et quand doit se consommer cet odieux marché ?

— Aujourd’hui, dans la matinée. Comme le voit Votre Majesté, il n’y a pas de temps à perdre.

— Pourquoi faire, puisque vous dites que je suis vendu ?

— Pour traverser la Tyne, pour gagner l’Écosse, pour rejoindre lord Montrose, qui ne vous vendra pas, lui.

— Et que ferais-je en Écosse ? une guerre de partisans ? une pareille guerre est indigne d’un roi.

— L’exemple de Robert Bruce est là pour vous absoudre, Sire.

— Non ! non ! il y a trop longtemps que je lutte ; s’ils m’ont vendu, qu’ils me livrent, et que la honte éternelle de leur trahison retombe sur eux.

— Sire, dit Athos, peut-être est-ce ainsi que doit agir un roi, mais ce n’est point ainsi que doit agir un époux et un père. Je suis venu au nom de votre femme et de votre fille, et, au nom de votre femme et de votre fille et des deux autres enfants que vous avez encore à Londres, je vous dis : Vivez, Sire, Dieu le veut !

Le roi se leva, resserra sa ceinture, ceignit son épée, et essuyant d’un mouchoir son front mouillé de sueur :

— Eh bien ! dit-il, que faut-il faire ?

— Sire, avez-vous dans toute l’armée un régiment sur lequel vous puissiez compter ?

— De Winter, dit le roi, croyez-vous à la fidélité du vôtre ?

— Sire, ce ne sont que des hommes, et les hommes sont devenus bien faibles ou bien méchants. Je crois à leur fidélité, mais je n’en réponds pas ; je leur confierais ma vie, mais j’hésite à leur confier celle de Votre Majesté.

— Eh bien ! dit Athos, à défaut de régiment, nous sommes trois hommes dévoués, nous suffirons. Que Votre Majesté monte à cheval, qu’elle se place au milieu de nous, nous traversons la Tyne, nous gagnons l’Écosse et nous sommes sauvés.

— Est-ce votre avis, de Winter ? demanda le roi.

— Oui, Sire.

— Est-ce le vôtre, monsieur d’Herblay ?

— Oui, Sire.

— Qu’il soit donc fait ainsi que vous le voulez. De Winter, donnez les ordres.

De Winter sortit ; pendant ce temps, le roi acheva sa toilette. Les premiers rayons du jour commençaient à filtrer à travers les ouvertures de la tente lorsque de Winter rentra.

— Tout est prêt, Sire, dit-il.

— Et nous ? demanda Athos.

— Grimaud et Blaisois vous tiennent vos chevaux tout sellés.

— En ce cas, dit Athos, ne perdons pas un instant et partons.

— Partons, répondit le roi.

— Sire, dit Aramis, Votre Majesté ne prévient-elle pas ses amis ?

— Mes amis ! dit Charles Ier en secouant tristement la tête, je n’en ai plus d’autres que vous trois. Un ami de vingt ans qui ne m’a jamais oublié ; deux amis de huit jours que je n’oublierai jamais. Venez, messieurs, venez.

Le roi sortit de sa tente et trouva effectivement son cheval prêt. C’était un cheval isabelle qu’il montait depuis trois ans et qu’il affectionnait beaucoup. Le cheval en le voyant hennit de plaisir.

— Ah ! dit le roi, j’étais injuste, et voilà encore, sinon un ami, du moins un être qui m’aime. Toi, tu me seras fidèle, n’est-ce pas, Arthus ?

Et comme s’il eût entendu ces paroles, le cheval approcha ses naseaux fumants du visage du roi, en relevant ses lèvres et en montrant joyeusement ses dents blanches.

— Oui, oui, dit le roi en le flattant de la main ; oui, c’est bien, Arthus, et je suis content de toi.