Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/441

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devant une table, la tête cachée entre ses deux mains ; en outre, il lui tournait le dos.

Soit qu’il entendît ou non le bruit que fit Mordaunt en entrant, Cromwell ne se retourna point. Mordaunt resta debout près de la porte. Enfin, au bout d’un instant, Cromwell releva son front appesanti, et, comme s’il eût senti instinctivement que quelqu’un était là, il tourna lentement la tête.

— J’avais dit que je voulais être seul ! s’écria-t-il en voyant le jeune homme.

— On n’a pas cru que cette défense me regardât, monsieur, dit Mordaunt ; cependant, si vous l’ordonnez, je suis prêt à sortir.

— Ah ! c’est vous, Mordaunt ! dit Cromwell, éclaircissant, comme par la force de sa volonté, le voile qui couvrait ses yeux ; puisque vous voilà, c’est bien, restez.

— Je vous apporte mes félicitations.

— Vos félicitations ! et de quoi ?

— De la prise de Charles Stuart. Vous êtes le maître de l’Angleterre, maintenant.

— Je l’étais bien mieux il y a deux heures, dit Cromwell.

— Comment cela, général ?

— L’Angleterre avait besoin de moi pour prendre le tyran, maintenant le tyran est pris. L’avez-vous vu ?

— Oui, monsieur, dit Mordaunt.

— Quelle attitude a-t-il ?

Mordaunt hésita, mais la vérité sembla sortir de force de ses lèvres.

— Calme et digne, dit-il.

— Qu’a-t-il dit ?

— Quelques paroles d’adieu à ses amis.

— À ses amis ! murmura Cromwell ; il a donc des amis, lui ?

Puis tout haut :

— S’est-il défendu ?

— Non, monsieur, il a été abandonné de tous, excepté de trois ou quatre hommes ; il n’y avait donc pas moyen de se défendre.

— À qui a-t-il rendu son épée ?

— Il ne l’a pas rendue, il l’a brisée.

— Il a bien fait ; mais au lieu de la briser il eût mieux fait encore de s’en servir avec plus d’avantage.

Il y eut un instant de silence.

— Le colonel du régiment qui servait d’escorte au roi, à Charles, a été tué, ce me semble ? dit Cromwell en regardant fixement Mordaunt.

— Oui, monsieur.

— Par qui ? demanda Cromwell.

— Par moi.

— Comment se nommait-il ?

— Lord de Winter.

— Votre oncle ! s’écria Cromwell.

— Mon oncle ! reprit Mordaunt ; les traîtres à l’Angleterre ne sont pas de ma famille.

Cromwell resta un instant pensif, regardant ce jeune homme, puis avec cette profonde mélancolie que peint si bien Shakespeare :

— Mordaunt, lui dit-il, vous êtes un terrible serviteur.

— Quand le Seigneur ordonne, dit Mordaunt, il n’y a pas à marchander avec ses ordres. Abraham a levé le couteau sur Isaac, et Isaac était son fils.

— Oui, dit Cromwell, mais le Seigneur n’a pas laissé s’accomplir le sacrifice.

— J’ai regardé autour de moi, dit Mordaunt, et je n’ai vu ni bouc ni chevreau arrêté dans les buissons de la plaine.

Cromwell s’inclina.

— Vous êtes fort parmi les forts, Mordaunt, dit-il. Et les Français, comment se sont-ils conduits ?

— En gens de cœur, monsieur, dit Mordaunt.

— Oui, oui, murmura Cromwell, les Français se battent bien ; et, en effet, si ma lunette est bonne, il me semble que je les ai vus au premier rang.

— Ils y étaient, dit Mordaunt.

— Après vous, cependant, dit Cromwell.

— C’est la faute de leurs chevaux et non la leur.

Il se fit encore un moment de silence.