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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/483

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connaissez-vous dans toute la ville une auberge où l’on trouve des draps blancs, du rosbif raisonnablement cuit et du vin qui ne soit pas fait avec du houblon ou du genièvre ?

— Je crois que j’ai votre affaire, dit Athos. De Winter nous a conduits chez un homme qu’il disait être un ancien Espagnol naturalisé Anglais de par les guinées de ses nouveaux compatriotes. Qu’en dites-vous, Aramis ?

— Mais le projet de nous arrêter chez il sinor Perez me paraît des plus raisonnables, je l’adopte donc pour mon compte. Nous invoquerons le souvenir de ce pauvre de Winter, pour lequel il paraissait avoir une grande vénération ; nous lui dirons que nous venons en amateurs pour voir ce qui se passe, nous dépenserons chez lui chacun une guinée par jour, et je crois que moyennant toutes ces précautions, nous pourrons demeurer assez tranquilles.

— Vous en oubliez une, Aramis, et une précaution assez importante même.

— Laquelle ?

— Celle de changer d’habits.

— Bah ! dit Porthos, pourquoi faire, changer d’habits ? nous sommes si bien à notre aise dans ceux-ci !

— Pour ne pas être reconnus, dit d’Artagnan. Nos habits ont une coupe et presque une couleur uniforme qui dénonce son Frenchman à la première vue. Or, je ne tiens pas assez à la coupe de mon pourpoint ou à la couleur de mes chausses pour risquer par amour pour elles d’être pendu à Tyburn ou d’aller faire un tour aux Indes. Je vais m’acheter un habit marron. J’ai remarqué que tous ces imbéciles de puritains raffolaient de cette couleur.

— Mais retrouverez-vous votre homme ? dit Aramis.

— Oh ! certainement ; il demeurait Green-Hall street, Bedford’s tavern ; d’ailleurs, j’irais dans la cité les yeux fermés.

— Je voudrais déjà y être, dit d’Artagnan, et mon avis serait d’arriver à Londres avant le jour, dussions-nous crever nos chevaux.

— Allons donc, dit Athos, car si je ne me trompe pas dans mes calculs, nous ne devons guère en être éloignés que de huit ou dix lieues.

Les amis pressèrent leurs chevaux, et effectivement ils arrivèrent vers les cinq heures du matin. À la porte par laquelle ils se présentèrent, un poste les arrêta, mais Athos répondit en excellent anglais qu’ils étaient envoyés par le colonel Harrison pour prévenir son collègue, M. Pridge, de l’arrivée prochaine du roi. Cette réponse amena quelques questions sur la prise du roi, et Athos donna des détails si précis et si positifs, que si les gardiens des portes avaient quelques soupçons, ces soupçons s’évanouirent complètement. Le passage fut donc livré aux quatre amis avec toutes sortes de congratulations puritaines.

Athos avait dit vrai ; il alla droit à Bedford’s tavern et se fit reconnaître de l’hôte, qui fut si fort enchanté de le voir revenir en si nombreuse et si belle compagnie, qu’il fit préparer à l’instant même les plus belles chambres.

Quoiqu’il ne fît pas jour encore, nos quatre voyageurs, en arrivant à Londres, avaient trouvé toute la ville en rumeur. Le bruit que le roi, ramené par le colonel Harrison, s’acheminait vers la capitale s’était répandu dès la veille, et beaucoup ne s’étaient point couchés de peur que le Stuart, comme ils l’appelaient, n’arrivât dans la nuit et qu’ils ne manquassent son entrée.

Le projet de changement d’habits avait été adopté à l’unanimité, on se le rappelle, moins la légère opposition de Porthos. On s’occupa donc de le mettre à exécution. L’hôte se fit apporter des vêtements de toute sorte comme s’il voulait remonter sa garde-robe. Athos prit un habit noir qui lui donnait l’air d’un honnête bourgeois ; Aramis, qui ne voulait pas quitter l’épée, choisit un habit