Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/12

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réputation, elle est celle d’un homme qui fait bon marché de sa vie, et n’hésite jamais, lorsqu’il s’agit de venger une injure, à se servir de son couteau !

Un silence de près d’une minute suivit ces paroles de Joaquin Dick.

— Joaquin, dit enfin M. Henri, nous reprendrons plus tard ce sujet de conversation, j’ai, pour l’instant, quelques autres questions à vous adresser…

— Et qui vous assure que je daignerai y répondre ? demanda le Batteur d’Estrade en changeant subitement de ton. Ma condescendance à satisfaire votre curiosité vous a induit, je le vois, en erreur. Vous oubliez, señor, que je ne suis, ni votre compagnon ni votre serviteur ! Ici, dans le désert, la civilisation n’a pas d’écho. La richesse, la naissance et l’éducation ne jouissent d’aucun privilège ! Ici, entre les hommes que réunit le hasard, il n’existe qu’une seule distinction : celle du courage ! Le brave commande, le lâche obéit ! Nous reprendrons plus tard ce sujet de conversation, avez-vous dit ?… Savez-vous si, dans une heure, je serai encore auprès de vous. De quel droit disposez-vous ainsi de ma personne et de ma volonté ?

Les Mexicains, qui connaissaient la violence du caractère de M. Henry, espérèrent un instant que la réponse du Batteur d’Estrade donnerait lieu à un orage ; leur prévision ne se réalisa pas.

— Señor Joaquin, répondit froidement le jeune homme, vous vous méprenez étrangement sur mes intentions. Je n’ai jamais songé à attenter à votre liberté. Je veux bien admettre que le prestige qui partout ailleurs s’attache à la richesse, soit ici sans force ; mais je ne croirai jamais que vous soyez sourd à la voix de l’intérêt, la cupidité est un sentiment trop humain, trop puissant, trop indépendant de la civilisation, pour que vous vous en débarrassiez en franchissant les montagnes Rocheuses. Or, je ne vous cacherai point que j’avais, que j’ai encore le désir de vous attacher momentanément à mon service. C’est donc à l’arrière-pensée de vous faire réaliser un bénéfice, et à la certitude que vous ne me refuseriez pas, qu’il faut attribuer le ton dont j’ai usé vis-à-vis de vous.

Ces explications parurent produire une certaine impression sur Joaquin Dick ; un sourire qu’il eût été, au reste, assez difficile de traduire, éclaira son visage, et ce fut d’une voix adoucie qu’il répondit :

— Caramba ! voilà ce que j’appellerai parler d’or. Oui, señor, vous avez cent fois, mille fois raison, batteurs d’estrades, aventuriers et chasseurs, nous ne sommes jamais insensibles à un lucre honnête. Que ne vous êtes-vous tout d’abord placé sur ce terrain ? Nous nous serions entendus tout de suite. Maintenant me voici prêt à répondre à vos questions… Ne vous gênez pas !…

À la cupide satisfaction montrée par le Batteur d’Estrade, le Canadien Grandjean ne put retenir un mouvement de vive surprise.

— C’est impossible !… je rêve ! murmura-t-il entre ses dents. Bon ! ne voilà-t-il pas que je le juge !… comme s’il était possible de savoir ce que pense ou ce que veut le señor Joaquin !… Il a plus d’esprit dans son petit doigt que moi dans tout mon cerveau ! Que je suis donc joyeux de cette rencontre !

M. Henry ne perdit pas de temps pour mettre à profit la bonne volonté du Batteur d’Estrade, il s’empressa de commencer son interrogatoire.

— Y a-t-il longtemps que vous vous trouvez dans la forêt Santa-Clara ? lui demanda-t-il.

— Huit jours.

— Qu’y faites-vous ?

— Je chasse… J’ai même effrayé tantôt l’un de vos gens, qu’y s’est sottement sauvé à mon approche. Eh, parbleu !… le voici en personne. C’est ce grand corps mal bâti, ajouta Dick en désignant Grandjean.

Le Canadien salua.

— Quel motif a pu vous déterminer à vous aventurer seul dans ces parages, surtout lorsque cette témérité ne devait vous rapporter aucun bénéfice ? reprit M. Henry.

— Votre étonnement prouve, señor, que vous ne m’appréciez pas encore comme je mérite de l’être, dit Joaquin. Pourquoi la célébrité s’attacherait-elle à mon nom, si je ressemblais au commun des hommes ?… Je ne suis pas, je vous le répète, un serviteur vulgaire, mais bien un véritable batteur d’estrade ! C’est encore plus par goût que par nécessité que j’ai choisi ma profession, et c’est avec amour que je l’exerce !… Je n’ai jamais laissé échapper l’occasion d’explorer une solitude, d’étudier un pays inconnu !… Le hasard m’a conduit près du monte Santa-Clara, je me suis empressé d’entrer dans cette périlleuse forêt, réputée imprenable… le succès a couronné mon audace : maintenant, Santa-Clara n’a plus pour moi de mystères !…

— D’où veniez-vous lorsque vous êtes arrivé ici ?

— D’un endroit dont le nom doit vous être inconnu, des bords du rio ou rivière Jaquesila.

Soit distraction, soit calcul, le Batteur d’Estrade, en prononçant ces mots, se pencha vers le foyer, y prit un tison enflammé et se mit à raviver son cigare à moitié éteint ; il ne put donc pas remarquer le mouvement de surprise, presque de stupéfaction, que la mention de la rivière de Jaquesila causa à M. Henry.

— Maintenant, señor, reprit Joaquin en entrecoupant ses paroles d’ondoyantes bouffées de fumée, daignez m’apprendre de quelle sorte sont les services que vous attendez de moi, et quels bénéfices doivent en être la récompense… Je ne vous dissimulerai pas que ce sujet de conversation me plairait infiniment.

Ce fut après une courte hésitation que M. Henry répondit :

— Señor Joaquin, la langue française vous est-elle familière ?

— Non !… J’ai bien appris et retenu quelques mots de français et d’anglais pendant divers séjours que j’ai faits au Canada, mais je ne possède pas suffisamment ces deux idiomes pour soutenir une longue conversation, et surtout pour discuter une affaire. Employez, je vous prie ; la langue espagnole.

M. Henry jeta un oblique coup d’œil sur les Mexicains ; puis après une nouvelle et presque insaisissable hésitation :

— Mon intention était d’abord de vous entretenir en particulier, Joaquin, dit-il, mais j’ai changé de résolution en songeant au dévouement de ceux qui m’accompagnent. L’attachement que ces braves gens me témoignent mérite toute ma reconnaissance, et ce serait mal agir que de re-