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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/32

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Le señor don Andrès Morisco y Malinche y Nabos tournait la bride, Joaquin l’arrêta :

— Je ne suis pas seul, dit-il ; il faudra trois lits.

— Ah ! ah ! vous n’êtes pas seul, répéta lentement Panocha d’un ton soucieux et pensif, mais plus soucieux que pensif ; et quelles sont donc, je vous prie, seigneurie, les personnes qui vous accompagnent ?

— D’abord, le Canadien Grandjean, que tu connais peut-être…

Le visage de Panocha s’éclaircit à moitié.

Caramba ! je crois bien que je connais Grandjean, dit-il, il m’a donné des leçons de tir au rifle… il est affreusement laid, lourd et commun, ce cher ami… c’est un charmant garçon ; qu’il soit le bienvenu !… Et votre autre compagnon, seigneurie ?

— Est un cavalier accompli sous tous les rapports ! Il a pour lui les qualités qui séduisent les femmes : la jeunesse, le courage, la force et la beauté. Je suis persuadé qu’Antonia sera charmée de faire sa connaissance.

Les lèvres de Panocha, qui s’ouvraient dans un sourire, se plissèrent sous une grimace.

— Ah ! mon Dieu ! seigneurie, s’écria-t-il, comme frappé d’une pensée soudaine, nous n’avons que deux lits disponibles au rancho ! Comment fera ce cavalier si accompli ? Que pensera-t-il de notre hospitalité ? Eh bien ! s’il est aussi accompli que vous le prétendez, il ne voudra pas nous déranger par sa présence, et il continuera son chemin. Du reste, il n’y a que seize lieues d’ici Guaymas… C’est une simple promenade !

— Le cavalier dont je parle, Andrès, n’est point homme à s’exposer à subir un refus. Il ne demande pas… il prend.

— Une bataille ? s’écria le Mexicain, mais cela me va beaucoup !

— Ce cavalier, continua froidement Joaquin, a déjà tué, à lui seul, six ours gris.

— Ah ! diable, seigneurie !… Oui, mais ces ours gris n’avaient probablement pas un couteau pour se défendre ?

— Et que diable ferais-tu de ton couteau contre un tigre qui s’élancerait sur toi ?

— Ce cavalier accompli ! Panocha souligna avec ironie cette épithète, n’est pas un tigre…

— Dame ! il en a l’impétuosité, le courage et les instincts.

Don Andrès Morisco y Malinche y Nabos baissa la tête d’un air accablé.

— À quoi penses-tu ? lui demanda le Batteur d’Estrade.

— Je me rappelle maintenant, seigneurie, qu’il y a trois lits au rancho ; et c’est réellement dommage, car depuis quelque temps mon couteau a besoin de prendre l’air…

L’arrivée de la petite caravane mit fin à cette conversation.

Panocha s’éloigna en adressant un geste de menace et de mépris à M. Henry, que celui-ci n’aperçut pas, par l’excellente raison que cette pantomime expressive et guerrière avait lieu derrière son dos. Le señor don Andrès Morisco y Malinche y Nabos savait allier la prudence au courage.

La pièce d’entrée dans laquelle pénétrèrent les aventuriers, était la salle à manger de la ferme. Un ameublement européen y remplaçait le dénûment à peu près complet que l’on rencontre dans tous les ranchos mexicains. Une douzaine de chaises garnies en joncs vernis et ayant un dossier bariolé de dessins aux couleurs éclatantes, chaises qui sortaient des fabriques des États-Unis, étaient symétriquement rangées le long des murs ; une grande table en acajou massif et dont les pieds avaient été assez habilement sculptés par un artiste indigène, occupait le mileu de la pièce ; un buffet, surmonté d’étagères surchargées de porcelaines anglaises, s’appuyait contre la muraille du fond ; enfin un petate, ou natte de paille, recouvrait en entier le sol.

M. Henry, en franchissant le seuil de la porte, fit entendre une exclamation d’étonnement.

— Parbleu ! j’étais loin de m’attendre à de telles splendeurs !… s’écria-t-il en souriant ; c’est presque à se croire à Paris ! Si la suite de notre réception répond à son début, nous n’aurons pas à nous plaindre de notre séjour ici !…

Le jeune homme prit une chaise, et s’adressant directement au Batteur d’Estrade qui déjà était assis à côté de Grandjean :

— Quel est donc, señor Joaquin, lui demanda-t-il, l’heureux propriétaire de ce rancho ?

— Ne le connaissez-vous point ? dit le Mexicain, ses yeux attachés sur ceux de M. Henry.

— Comment le connaîtrais-je, puisque je ne suis pas encore venu ici ?

Le regard de Joaquin quitta son interlocuteur pour se porter sur Grandjean.

Le Canadien confirma par un signe de tête les paroles de son maître.

— Le propriétaire de la Ventana est une femme, reprit Joaquin.

— Jeune ?

— Dix-sept ans.

— Belle ?

— On le prétend.

— Ne l’avez-vous donc point vue, Joaquin ?

— Moi, cent fois ! Je l’ai pour ainsi dire tenue enfant sur mes genoux.

— Alors, je répète ma question : Est-elle belle ?

— Et moi, ma réponse : On le prétend.

— Mais, votre opinion personnelle, Joaquin, quelle est-elle ?

— Je ne saurais en avoir une, señor ; car, à mes yeux, toutes les femmes, sans exception, sont d’une horrible laideur.

— Quelle monstrueuse hérésie proclamez-vous là ?

— Je vous dis ce que j’éprouve, pas autre chose.

— C’est différent ; les impressions ne se discutent pas…

— Non, c’est vrai, mais parfois elles s’expliquent.

— Et vous pourriez expliquer la vôtre ?

— Que trop, caramba !… Il me suffirait d’une comparaison.

— Je demande à entendre cette comparaison ?

— Avez-vous jamais rencontré sur votre route un serpent corallilo ?

— Oui, une fois.

— Comment vous a-t-il semblé, ce délicieux animal, ce charmant collier qu’envierait une reine ?

— J’ai une horreur instinctive et profonde pour les reptiles : leur vue me fait mal.

— Vraiment ? Et savez-vous d’où vous vient cette hor-