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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/46

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s’éloigna après avoir salué jusqu’à terre son généreux vainqueur.

Au lieu de se diriger vers le corral, Panocha prit le chemin du rancho. Arrivé devant la porte de la salle à manger, il regarda de tous côtés, puis, n’apercevant personne, il entra.

Une fois qu’il eut pénétré dans la pièce, Panocha referma avec soin la porte derrière lui, et tirant de sa poche une petite clef informe et grossièrement forgée, il la glissa dans la serrure d’un tiroir de l’étagère dont il a déjà été parlé. Plusieurs brusques secousses qu’il donna, car la serrure résistait, provoquèrent un son métallique et argentin ; en effet, lorsque ce tiroir fut ouvert, il offrit à la vue du Mexicain un monceau de piastres entremêlées de quelques onces d’or.

— Je gagerais ma tête contre un paquet de cigarettes, murmura Panocha, que doña Antonia ne se rappelle plus qu’elle possède cet argent… Son âme est si haute, sa générosité si grande !… Si ce n’est qu’un caballero ne peut aborder décemment une question d’intérêt vis-à-vis d’une femme, je ne me serais pas donné tant de mal à confectionner une double clef ; j’aurais tout bonnement demandé la sienne à Antonia… Voyons ! de combien ai-je besoin ? Ce maudit étranger m’a tellement troublé l’esprit avec sa brusquerie de mauvais goût, que j’ai oublié mon compte. Récapitulons : un chapeau de paille de Guayaquil, seize piastres… je prends donc seize piastres… une manga en drap bleu et brodée de velours noir, soixante piastres… une paire d’éperons dorés et argentés, huit piastres… une cravate de foulard… quatre piastres… combien tout cela fait-il ?… quatre-vingt-huit piastres !… Est-ce bien là mon total ?… Non, mon total était quatre-vingt-dix, je me le rappelle à présent ! j’oublie quelque chose !… Ah ! deux piastres pour mon mescal

Panocha prit les deux piastres, mais, se ravisant presque aussitôt, il les rejeta dans le tiroir.

— Non, cela ne serait pas délicat de ma part, poursuivit-il, car si je vidais quelques bouteilles de mescal, ce serait uniquement pour satisfaire un de mes goûts, et non pour plaire à Antonia !

Panocha réfléchit un instant, puis reprenant cinq piastres au lieu des deux qu’il venait de remettre, il les fourra dans sa poche en disant :

— Je déteste le vin de Malaga… n’importe… c’est un vin de caballero… J’en achèterai une bouteille pour la boire, à mon retour, devant doña Antonia !…

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées depuis que Panocha avait achevé cette petite expédition, d’une honnêteté peut-être un peu douteuse aux yeux d’un Européen, qu’il montait à cheval et s’éloignait de la Ventana.

Il avait à peine franchi une distance de deux cents pas, lorsqu’en retournant la tête pour jeter un dernier regard sur le rancho, il aperçut M. Henry offrant son bras à Antonia.

— J’ai fait tout ce qu’il m’a été humainement possible de faire pour sauver ma bien-aimée maîtresse, dit-il avec un triste soupir, j’ai noblement combattu pour elle ; mais le sort a trahi ma valeur. Que les saints du paradis veillent maintenant sur elle ! J’ai accompli mon devoir…


FIN DE LA PREMIÈRE SÉRIE.