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un besoin de mon cœur, que je retarde le moment d’une épreuve suprême. Je suis trop encore sous l’impression de la beauté d’Antonia, pour avoir la liberté d’esprit que demande une résolution grave. Mais du moment qu’elle peut avoir besoin de mon appui, mes irrésolutions doivent cesser, ma prudence doit se taire. Je partirai aujourd’hui même.

— Vous ne partirez que dans huit jours !

— Pourquoi ce retard ?

— Parce qu’il est inévitable !… Le premier navire en destination pour Guaymas ne doit mettre à la voile que dans une semaine.

Cette annonce causa une véritable douleur au jeune homme.

— Mais, s’écria-t-il après un léger silence, qui m’empêche de fréter un navire ?

— Le navire qui vous conduira à Guaymas est déjà frété par moi. Sans cela, il vous aurait peut-être fallu attendre six semaines. L’expédition du marquis de Hallay absorbe tous les aventuriers, tous les vagabonds et tous les matelots déserteurs qui se trouvent à San-Francisco. Jamais aucune entreprise n’a inspiré une telle confiance, excité un pareil enthousiasme ! C’est à prix d’or que j’ai dû me procurer un équipage ! Ah ! ah ! vraiment, il me tarde de voir le Marquis à l’œuvre !… Il emmènera près de deux cents hommes !… Quel splendide festin pour les oiseaux de proie du désert !… Mais vous ne m’écoutez pas, comte !… Puis-je vous demander, sans indiscrétion, de quelle nature sont vos réflexions ?

— Oui, señor Joaquin, car ces réflexions vous concernent. Je cherche à m’expliquer comment il se fait que, portant vous-même un si vif intérêt à Antonia, ainsi que vous me l’avez déclaré, vous ne joigniez pas vos efforts aux miens, et ne m’accompagniez pas au rancho de la Ventana.

— Ma réponse sera claire et précise ; je vous ai déjà dit et je vous répète que, quoique je ne sois nullement amoureux d’Antonia, je suis jaloux de son affection ; ce me serait une poignante douleur si je la voyais accorder sa tendresse à un autre homme… Je ne me sens donc pas le courage d’assister à votre bonheur… Aimez-vous !… soit !… j’y consens… Je ne m’y oppose pas… cette pensée m’est même agréable ; mais ne m’imposez pas la vue d’une félicité à laquelle je me refuse à croire !… ce serait verser de l’huile bouillante sur ma blessure encore et toujours saignante. Antonia, ne l’oubliez pas, est le portrait frappant de Carmen… ce serait me rendre fou de douleur !… Du reste, bientôt, dans quelques mois, en supposant toutefois que vous donniez suite à votre héroïque et folle détermination d’épouser cette enfant du désert, je me rendrai auprès de vous… Le mariage use et dépoétise assez promptement l’amour pour que je n’aie pas à craindre alors, en revoyant Antonia, qu’elle me rappelle Carmen !… Au contraire, j’espère que la certitude, si douce d’abord, puis ensuite si odieuse, que rien, excepté la mort, ne saurait plus vous séparer, que vous êtes éternellement unis l’un à l’autre sur cette terre, vous aura conduits tous les deux, sinon à l’aigreur ou à la haine, du moins à l’indifférence ! Si mon espoir se réalise, si vous subissez la loi commune, qui veut que la satiété engendre le dégoût, oh ! alors, je ne vous le cache pas, le plus cher de mes souhaits sera accompli !… J’aurai enfin la certitude que nul ne peut être heureux ici-bas !

Huit jours après cette conversation, une petite goëlette montée par cinq hommes sortait du port de San-Francisco et cinglait vers Guaymas. Un canot traîné à la remorque, à l’arrière du navire, attendait avec quatre rameurs que Joaquin Dick voulût retourner à terre.

Le Batteur d’Estrade et M. d’Ambron, retirés dans la dunette, causaient ensemble.

— N’oubliez point mes recommandations, comte, disait Joaquin Dick. N’ayez confiance à personne ! Ne vous laissez jamais prendre aux protestations d’amitié et de dévouement d’un Mexicain ! Quant à Grandjean, la lettre que je vous ai donnée pour lui vous assurera au moins de sa neutralité. S’il vous promet de vous servir, vous pourrez avoir foi dans sa promesse. Il ne vous trompera pas !… N’oubliez point, lorsque la troupe des aventuriers de M. de Hallay passera au rancho de la Ventana, d’en éloigner Antonia !… Si vous avez absolument besoin de moi, vous n’auriez qu’à m’écrire à San-Francisco… Vos lettres me seraient remises le jour même de leur arrivée… Adieu, comte. Il peut se faire que nous ne nous revoyions plus !…

Joaquin Dick remonta sur le pont et descendit dans un canot ; un quart d’heure plus tard, la goélette doublait la pointe du Presidio, puis, après avoir longé le canal, prenait la haute mer…


XXV

L’ENTRÉE EN CAMPAGNE.


C’est dans la petite ville mexicaine de Guaymas que recommence notre récit.

Guaymas, l’un des ports les plus importants de la mer Pacifique aux temps de la domination espagnole, est bien déchu aujourd’hui de son ancienne splendeur ; ses fameuses pêcheries de perles dont les produits étaient si avidement recherchés par les grandes dames et les fastueux seigneurs de la cour de Philippe II, sont maintenant à peu près abandonnées ; et c’est à peine si, de temps à autre, quelques Kanakas désœuvrés, les plus merveilleux plongeurs qui soient au monde, s’amusent, pour exaspérer les requins, à cueillir, sur les sables sous-marins, quelques huîtres perlières. La prodigieuse activité qui, jadis, animait Guaymas, a fait place au calme et au silence ; on n’y voit plus ni hôtellerie ni auberges ; on dirait la ville endormie du conte.

Dans la salle du rez-de-chaussée d’une maison à un étage, située aux environs de la plaza, se trouvent assis devant une table, sur laquelle fument deux tasses exiguës remplies de chocolat, la jeune fille de master Sharp et le Canadien Grandjean ; tous les deux sont en costume de voyage. Les premières clartés de l’aube naissante n’éclairent encore que faiblement l’horizon ; miss Mary paraît absorbée par de graves réflexions ; l’aventurier semblait être de fort mauvaise humeur : derrière eux se tient debout une petite servante mexicaine.

Un accès formidable d’une toux suspecte, éprouvée par le