Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 3, 1856.djvu/45

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señor Andrès, votre ridicule et sotte poltronnerie vous fait déraisonner ! À quel danger la présence du marquis au rancho, en supposant qu’il passe par la Ventana, peut-il exposer une femme ? M. de Hallay est Français et gentilhomme !… je n’entends pas me porter garant de l’honnêteté de l’expédition qu’il dirige et qu’il commande, mais je crois pouvoir répondre de sa conduite vis-à-vis de la comtesse !… Les Français, mes compatriotes, savent mieux que qui que ce soit au monde les égards et les respects que l’on doit à la faiblesse et à la dignité des femmes… Et puis, en supposant même, ce que je ne saurais admettre, que le marquis de Hallay, oublieux de ce qu’il doit à sa nationalité et à son nom, osât élever la voix en présence de madame d’Ambron, ne serais-je pas là pour la défendre et la venger ? Quant à vous, Andrès, si le marquis ne vous avait pas pardonné votre coup de couteau, il aurait, avant de s’éloigner du rancho, pris de vous une terrible revanche. Du reste, soyez sans crainte !… Ce que je dis une fois, je ne l’oublie plus jamais dès qu’il s’agit d’une promesse… Je vous ai assuré l’en retour du service signalé que vous avez rendu à la comtesse, vous trouverez toujours mon bras et ma bourse à votre disposition ! Si le marquis voulait vous malmener, eh bien ! alors, selon la position que vous prendriez vis-à-vis de moi, je vous défendrais comme ami ou je vous protégerais comme serviteur.

— Je suis complètement votre serviteur, seigneurie, car je touche vos gages !… s’écria Panocha, qui préférait être protégé que défendu. Si vous n’étiez qu’un simple caballero, ce serait tout différent… mais vous êtes un comte !… et un hidalgo peut, sans s’avilir, servir un comte… N’importe, je prétends, avec votre permission, que fuir… c’est-à-dire nous éloigner, est le plus sage parti que nous ayons à prendre !…

Antonia entr’ouvrit les lèvres pour appuyer l’avis de Panocha, mais elle s’arrêta ; elle avait très-bien compris que M. d’Ambron, en répondant au Mexicain, avait voulu lui éviter à elle-même l’ennui d’un refus fait devant un subalterne.

— Luis, lui dit-elle d’une voix caressante et après quelques secondes d’un pénible silence, voulez-vous m’accompagner au jardin ?

— Je suis à vos ordres, ma chère amie, répondit M. d’Ambron.

Les couleurs revinrent aux joues d’Antonia. Les femmes qui se savent passionnément aimées ont une extrême confiance, pour la réussite de leurs projets, dans les ressources d’un tête-à-tête.


VII

L’HONNEUR.


Il y avait près d’une demi-heure que les jeunes mariés parcouraient lentement ensemble les allées ombragrées du jardin du rancho, et Antonia n’avait pas encore trouvé un prétexte pour amener la conversation sur le sujet qu’elle désirait si vivement aborder. En revanche, avec ce merveilleux instinct de coquetterie qui appartient à toutes les femmes, même les plus naturelles et les plus simples, elle avait déployé ses grâces les plus charmantes ; ses regards, ses sourires, ses moindres mouvements étaient d’une irrésistible séduction.

— À quoi penses-tu, chère enfant ? lui demanda M. d’Ambron en la voyant réfléchir et garder le silence.

— À mon ignorance, Luis !… À mesure que j’avance dans la vie, elle me frappe et m’épouvante de plus en plus !… J’en suis presque au regret d’avoir ouvert les yeux à la lumière !… Le jour qui maintenant m’éblouit est-il préférable à la profonde obscurité qui m’enveloppait jadis ? Je ne le crois pas ! La lumière, c’est l’animation, le bruit, la fatigue ; la nuit, c’est le calme, le silence, le repos !…

— La nuit, chère Antonia, est la mort ; le soleil, la vie !… Mais à quel propos ces craintes occupent-elles ton esprit ? Les objets qui s’offrent à notre vue ne sont pas de nature à assombrir l’imagination !… Au-dessus de notre tête, un ciel resplendissant et pur… à nos pieds, un tapis de fleurs… autour de nous, une atmosphère embaumée qui nous enveloppe, et met une douce langueur dans nos veines !… près de toi, et sa main dans la tienne, un homme qui t’aime d’un incommensurable amour !… Antonia, tu es injuste envers la Providence !…

— Oui, Luis, c’est vrai, Dieu est bien bon pour nous… pour moi surtout… mais que veux-tu ? ce n’est pas ma faute si le doute empoisonne mon bonheur !

— Le doute, chère Antonia, interrompit le comte, est le tourment des natures envieuses, des âmes à la fois faibles, orgueilleuses, et c’est là le dernier sentiment qui prendra, jamais place dans ton cœur !… Si, au lieu de nous trouver à l’abri des vains bruits du monde, nous étions, dans ce moment-ci, dans un salon d’Europe, je me figurerais volontiers que tu souhaites engager avec moi une de ces discussions oiseuses, si communes dans la société, et qui n’ont d’autre but que de faire briller l’esprit et de tuer le temps !… À quel propos le doute s’est-il fait en toi, Antonia ?… Quel événement motive ton découragement ?

— Tu sais bien, Luis, toi qui ne me quittes pas un seul instant, qu’il n’est survenu aucun événement dans mon existence. C’est simplement une observation que j’ai faite qui me pousse à parler ainsi.

— Quelle observation, Antonia ?

— Qu’il est presque impossible de savoir la vérité, car on est également trompé par ses amis et ses ennemis. Les premiers mentent par générosité et avec l’intention d’augmenter ou, du moins, de ne pas troubler votre félicité ; tandis que les seconds sont mus par la cupidité ou la vengeance. À cette différence près, la fausseté, qu’elle provienne d’un bon ou d’un mauvais sentiment, est égale des deux côtés.

— Ainsi, tu penses, mon Antonia, que j’ai déjà essayé ou du moins que j’essayerai de te tromper ?

— Tu as fait plus qu’essayer, Luis, tu m’as en effet déjà trompée.

M. d’Ambron regarda attentivement la jeune femme. Elle était triste et sérieuse.

— Chère Antonia, reprit-il après un léger silence, achève