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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 4, 1856.djvu/28

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nadien sont assis à côté l’un de l’autre, et ils n’ont pas encore échangé une seule parole. Grandjean joue distraitement avec la batterie de son rifle ; M. d’Ambron est toujours plongé dans une profonde rêverie. Enfin le jeune homme laisse échapper un geste d’impatience, et son regard, perdant sa fixité, interroge les environs.

— Rien ! murmura-t-il comme se parlant à lui-même ; Grandjean se sera trompé.

— Je vous demande bien pardon, monsieur, s’écria le géant, mais votre supposition n’a pas le sens commun. Je ne pouvais pas me tromper, et je ne me suis pas trompé. C’est parfaitement bien ici que sa seigneurie Joaquin Dick nous a donné rendez-vous.

— Joaquin Dick, répéta le jeune homme, l’avons-nous donc rencontré ?

À cette question faite machinalement et d’un ton qui dénotait une absence momentanée d’esprit ou de mémoire, le Canadien secoua lentement la tête, et contempla presque avec tristesse son interlocuteur.

— Non, monsieur, dit-il, depuis notre départ de la Ventana, nous n’avons point rencontré le señor Joaquin en personne, mais à chacun de nos pas nous avons trouvé une indication ou une recommandation venant de lui. Ce matin, en arrivant sur les bords du rio Gila, je vous ai montré, dessinée sur le sable, une figure qui représentait avec une scrupuleuse exactitude cette vilaine idole en pierre que nous avons en ce moment-ci devant les yeux ; à côté de ce dessin, une empreinte simulant deux fers croisés de cheval, nous ordonnait d’une façon claire et précise de nous arrêter et d’attendre lorsque nous aurions atteint l’endroit où nous sommes maintenant. Vous voyez bien que le doute ne m’est pas permis, et que je n’ai pu commettre aucune erreur.

— Soit ! attendons ! Ah ! un mot, Grandjean. Penses-tu que nous soyons encore bien loin de la troupe des bandits que guide et commande le marquis de Hallay ?

— Non, seigneurie.

— Mais à quelle distance ?

— Je l’ignore au juste ; elle doit être peu grande.

— Dieu veuille que tes calculs soient exacts ! Ainsi, selon toi, c’est ce soir ou demain, au plus tard, que nous attaquerons les bandits et délivrerons madame la comtesse d’Ambron ?

— Je n’ai rien avancé de semblable, seigneurie. J’ajouterai même qu’un pareil projet ne s’est jamais présenté à ma pensée !… Attaquer à nous deux la troupe de M. de Hallay !… plus de deux cents hommes ! Ce serait tout bonnement de la démence. Autant vaudrait tenter dans une frêle embarcation la descente des chutes du Niagara.

— Qu’importe que nous succombions, pourvu que cet infâme de Hallay reçoive le châtiment de son crime !

— Mais cela importe au contraire beaucoup, señor. Je n’aime pas à être la dupe d’un marché ou d’un sentiment. Or, se venger en se sacrifiant soi-même, ce n’est plus se venger : c’est partager sottement le malheur de son ennemi.

— Ainsi, si un heureux hasard me met prochainement en présence du marquis, je ne devrai plus compter sur toi ?

— Je vous demande pardon, monsieur, là où je vous aurai conduit je ne vous abandonnerai pas.

— Non, non, Grandjean, je ne saurais accepter ton dévouement. J’étais fou tout à l’heure en te demandant de t’associer à ma haine : tu me connais à peine ; je n’ai jamais rien fait pour toi. Le marquis de Hallay ne t’a pas offensé. Je n’ai donc à attendre qu’une chose de ta bonne volonté : que tu m’aides à rejoindre le plus tôt possible le ravisseur de la comtesse. Quand sonnera l’heure du combat, je te rendrai ta liberté pleine et entière.

— Quand sonnera l’heure du combat, monsieur d’Ambron, reprit froidement le Canadien, vous me verrez à vos côtés, et vous entendrez la voix de mon rifle se mêler aux clameurs de la bataille ! Oh ! ne me remerciez point, je n’ai pas achevé. Si je suis prêt à unir mes efforts aux vôtres, ce n’est pas à dire que j’aie soif du sang de mon ancien maître, que j’embrasse vos rancunes et que je partage votre désespoir. Non, dans le cas actuel, je ne songe pas même à vous ; je n’ai qu’un désir, qu’un but : rendre au seigneur Joaquin Dick la tranquillité et le bonheur.


Les paroles du Canadien produisirent une pénible impression sur M. d’Ambron.

— J’admets volontiers, dit-il, que le señor Dick, connaissant Antonia dès sa plus tendre enfance, lui porte un certain intérêt ; mais cet attachement banal et qui ne repose que sur l’habitude, ne saurait être ni assez vif ni assez profond pour que le malheur arrivé à la comtesse ait plongé le Batteur d’Estrade dans un tel désespoir, que tu n’hésites pas, toi, son dévoué serviteur, à sacrifier tes jours pour mettre un terme à son chagrin. J’ai réfléchi bien souvent, depuis l’enlèvement de la comtesse, à la poignante douleur que cet affreux événement causa à Joaquin. Il paraissait aussi abattu que moi-même, et il était sincère, car j’entends encore les sanglots qui déchiraient sa poitrine, je vois encore les pleurs qui coulaient sur ses joues ! Lui et moi nous mêlâmes nos larmes et nos serments de vengeance ! Étourdi sur le moment par le coup épouvantable qui me frappait, j’acceptai cette sympathie sans l’analyser. L’infortuné qui se noie ne se cramponne-t-il pas, avec une ardeur et une joie égales, à la tige bienfaisante ou empoisonnée qui doit l’aider à regagner la rive ? Aujourd’hui, plus maître de ma pensée, je m’étonne de l’intérêt passionné que le señor Dick m’a montré dans ces tristes circonstances, et mon étonnement, je ne te le cacherai pas, va même jusqu’au soupçon !… Ne crois pas, Grandjean, que je veuille t’arracher le secret du Batteur d’Estrade !… Loin de là !… je tiens uniquement à te bien faire connaître mes intentions, afin que tu n’aies pas, plus tard, le droit de m’accuser de t’avoir trompé !… Je te déclare donc que si je suis assez heureux pour parvenir à délivrer la comtesse, elle partira pour l’Europe sans revoir le señor Joaquin ! Ce n’est pas, comprends bien ceci, que je me méfie d’Antonia !… ce serait, de ma part, un odieux et abominable sacrilège ! Ce que je ne saurais ni souffrir, ni permettre, malgré ma triste et misérable position présente, c’est que les personnes qui s’associeront à mes efforts et m’aideront dans cette lutte, combattent avec une arrière-pensée qui, tout insensée qu’elle serait, n’en constituerait pas moins une cruelle injure pour madame d’Ambron. En un mot, je ne veux accepter pour alliés que ceux à qui je pourrais offrir mon amitié ou donner mon or.

Le Canadien avait écouté le jeune homme avec une sérieuse attention, mais sans trahir par aucun signe l’impres-