Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 1, 1866.djvu/11

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— Ne voudriez-vous pas, me répondit Anselme en riant, que des nymphes sortissent de ces rochers pour venir nous saluer à notre passage ?

— Je ne suis pas aussi exigeant, mais je trouve que, quelque dépeuplé qu’ait été par la réquisition le village de Chevrières, nous aurions déjà dû rencontrer au moins des pâtres et des laboureurs ?

— Écoutez le son d’une trompe, que répercute au loin l’écho des montagnes. Voilà qui anime le paysage, et répond avec un heureux à-propos à votre désir.

— Non, Anselme, vous vous trompez, m’écriai-je, après m’être arrêté un moment pour écouter avec plus d’attention les sons mélancoliques et lugubres flottant dans l’espace, l’écho n’est pour rien dans ces répétitions… car, remarquez-le, la même note ne se reproduit pas d’une façon parfaitement identique.

— Que concluez-vous de là, grand inquisiteur ?

— Ces variantes prouvent que des musiciens invisibles et nombreux sont disséminés sur les sommets des montagnes qui nous entourent…

— C’est possible ; mais, je vous le répète ; que concluez-vous de là ?

— Le sais-je ? Je constate un fait qui me semble assez extraordinaire, et pas autre chose.

— Je regrette vraiment, cher ami, que votre imagination vous fasse défaut, car vous venez de commencer un roman qui promettait d’être plein d’intérêt. Voulez-vous permettre que j’essaye de vous aider ? Ces sons de trompe proviennent d’espions cachés qui avertissent les insoumis de notre approche, afin que ceux-ci puissent regagner les souterrains qui, dans les moments critiques, leur servent de refuge ! Que pensez-vous de cette explication ?

— Je pense, Anselme, que vous venez peut-être de dire la vérité, sans vous en douter et en plaisantant. Oui, plus j’y réfléchis, et plus cette explication me paraît plausible.

— J’admire votre sérieux, Monteil ! s’écria Anselme en éclatant de rire ; vraiment, je vous conseille d’abandonner, dès que vous le pourrez, le fusil pour la plume. Vous me semblez tout à fait organisé pour devenir un auteur.


III

Chevrières, lorsque nous y entrâmes, présentait l’aspect de l’abandon et de la solitude ; les portes et les fenêtres des chaumières étaient fermées, et les sons de notre tambour ne firent pas apparaître un seul de ces curieux qui, dans les campagnes, se pressent ordinairement, semblables à un troupeau de moutons, autour des détachements de militaires.

— Citoyens, nous dit notre capitaine, qui ne put s’empêcher de remarquer ce silence extraordinaire, voilà une réception qui me donne mal à augurer du civisme des Foréziens !… Au reste, je m’engage à leur faire payer cher ce manque de procédés… J’ai la liste des insoumis et le signalement de leurs parents… Je vais vous mettre en garnisaires chez ces derniers et je vous ordonne, au nom de la République, de ne pas les ménager !…

Buvez leur vin, mangez et même gaspillez leurs provisions, faites la cour à leurs filles ; rendez-leur, en un mot, votre séjour tellement pénible qu’ils soient forcés, pour se débarrasser de votre présence, de nous livrer les insoumis dont nous avons mission de nous emparer…

Cette recommandation fut accueillie par notre détachement avec un enthousiasme qui me prouva, hélas ! que les ordres cruels du commandant ne seraient que trop bien suivis : Je fis part, à voix basse, de mes craintes à Anselme.

— Que voulez-vous que je fasse à cela, me répondit-il ; je suis un soldat de la République et non un don Quichotte, redresseur de torts !… Que les camarades s’amusent à leur guise, je ne puis m’y opposer.