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répondis-je en désignant par un geste de tête le laboureur.

— Alors, citoyen, fais-moi le plaisir de t’éloigner, dit l’officier en s’adressant à ce dernier avec un ton de politesse qui ne lui était pas habituel.

Le montagnard se dirigeait déjà vers la porte, mais je le retins.

— Pardon, capitaine, m’écriai-je, je viens d’arrêter cet homme, et comme je ne le connais pas assez pour le laisser libre sur parole, qu’il est probable, en outre, que nous aurons besoin de lui pour quelques explications, je voudrais bien m’assurer de sa personne. Si cela ne vous contrarie pas, nous le reléguerons au bout de la chambre, pendant le temps que durera notre conversation, et nous parlerons à voix basse.

À cette proposition, l’habitant des montagnes resta impassible ; mais le capitaine, prenant aussitôt la parole d’un air indigné :

— Pourquoi as-tu arrêté ce brave citoyen ? me demanda-t-il ; qui t’en a donné l’ordre et le pouvoir ?

— J’ai cru devoir prendre, capitaine, conseil des circonstances.

— Eh bien ! tu as eu tort ; les habitants de Chevrières sont des citoyens dévoués à la république, d’honnêtes gens que je veux que l’on respecte, entends-tu ? Au reste, notre mission est terminée… Ce village-ci ne contient aucun insoumis, et nous nous remettrons demain en route. À présent, explique-toi vite. Quelle communication as-tu à me faire ? J’attends.

— Aucune à présent, capitaine ! J’avais cru que notre détachement était en danger, que l’on voulait nous tendre un piége ; mais du moment que vous me garantissez la parfaite honnêteté et les bonnes dispositions des habitants de Chevrières, il ne me reste plus qu’à me taire et à me retirer.

— Oui, je conçois… après tout, tu ne connaissais pas comme moi, caporal, le terrain, et ta démarche prouve que tu es un bon républicain… je t’ai mal reçu peut-être, mais tu sais, quand on réveille brusquement quelqu’un de son premier sommeil… car je dormais lorsque tu es venu frapper à la porte de ma chambre… enfin, bonsoir ; je n’oublierai pas le zèle que tu as montré cette nuit, et je ferai en sorte de le reconnaître…

L’embarras, l’hésitation pénible avec lesquels le capitaine prononça ces paroles m’étonnèrent beaucoup, mais bien moins encore que sa résolution.

Quitter Chevrières dans les vingt-quatre heures, quand il était convenu que nous y resterions en garnisaires, aussi longtemps que tous les insoumis ne seraient pas venus se livrer, cela me paraissait une chose d’autant moins concevable qu’elle m’avait été prédite, le lecteur doit s’en souvenir, par notre amphitryon, le prétendu paysan.

À présent, quels furent les moyens que l’on mit en œuvre auprès de notre officier, pour parvenir à lui faire oublier ainsi son devoir, c’est ce que j’ignore. Je raconte un fait ; voilà tout.


IV

Je me retirais assez confus de la façon dont j’avais été reçu en voulant faire du zèle, et me promettant bien de ne plus me mêler d’affaires qui ne me regardaient pas, lorsque le laboureur qui m’accompagnait me pria, en passant devant la salle à manger, de vouloir bien entrer un instant.

— C’est bien le moins, citoyen, me dit-il d’un air doucement moqueur, qu’après tout le mal que vous vous êtes donné, vous restauriez un peu vos forces. Si vider une bouteille de vin vieux en compagnie d’un ex-suspect ne vous effarouche pas trop, je serai heureux de trinquer à votre prompt départ de Chevrières.

— Vous n’êtes pas un vainqueur généreux, répondis-je en souriant, vous abusez de vos avantages. Après tout, je suis sans rancune, et j’accepte volontiers votre invitation.

Le fait est que je n’étais pas fâché de pouvoir, en causant avec lui, examiner, plus à loisir que je ne l’avais fait jusqu’alors, ce malheureux laboureur qui était obligé de se lever de si bon matin pour se rendre, à défaut de serviteurs, au travail des champs, et qui possédait néanmoins une maison si bien montée. C’était un homme de quarante à quarante-cinq ans ; sa figure, bronzée par le soleil, était fort remarquable par la régularité de ses traits et surtout par un grand air de hardiesse et de dignité.

D’une haute stature, il avait la démarche imposante et beaucoup de noblesse dans les mouvements. Ses mains calleuses, et hâlées par le grand air, me prouvèrent, au reste, qu’il ne m’avait pas trompé en me parlant de ses travaux, on comprenait, en les voyant, qu’elles étaient habituées à manier la charrue.

— Puis-je vous demander, citoyen, comment vous vous nommez ? lui dis-je.

— Je me nomme Jacques, et les habitants de ce village m’appellent, je ne sais trop pourquoi, monsieur Jacques.

— Probablement à cause de l’instruction que vous avez reçue.

— Vous vous méprenez sur mon compte : je n’ai jamais reçu d’instruction. Je lis assez mal, et c’est à peine si je puis signer mon nom d’une façon déchiffrable.

— Cependant, il y a en vous, monsieur Jacques, un certain air d’assurance et d’autorité…

— Qui ne doit vous prouver qu’une seule chose : c’est que je suis, où un honnête homme à qui sa conscience ne reproche rien, ou bien un orgueilleux qui s’aveugle sur ses défauts et sa faiblesse…

— Vraiment, plus je vous considère, plus je vous entends, et moins je parviens à deviner qui vous pouvez être.

— Mais vous le voyez, un paysan.

— Un habitant de la campagne, oui, c’est en effet votre position apparente. Seulement, je ne sais pas trop au juste d’où me vient cette idée, je me figure qu’il y a en vous une double nature ; que sous votre apparence de campagnard se cache un homme occupé d’idées supérieures où d’intérêts importants ; en un mot, vous me semblez personnifier un mystère.

— Allons, je vois, soldat, que vous aimez à rire, s’écria M. Jacques en affectant une grosse gaîté, tandis qu’une vive rougeur se montrait, malgré son teint hâlé, sur son visage. Buvons le coup d’adieu, et retournons chacun là où nos intérêts nous appellent : vous, à votre poste d’observation ; moi, à mes champs.

— Une dernière question, monsieur Jacques : à présent que notre capitaine vous reconnaît pour un excellent républicain, et que notre détachement est sur le point de partir pour tout jamais de Chevrières, apprenez-moi, je vous prie, quels étaient tous les hommes armés que j’ai aperçus sortir de votre maison ? Je vous avouerai que ce mystère m’intrigue vivement.

— Mon Dieu, citoyen, ce que vous qualifiez de mystère est la chose la plus simple du monde à expliquer. Ces hommes représentent tout bonnement la plus grande partie des habitants de notre village, qui, craignant d’être maltraités par votre détachement, s’étaient enfuis dans la montagne.

— Je vous crois. Toutefois, permettez-moi de trouver singulier que plus de cent personnes soient sorties ensemble de votre maison ! Vous êtes, j’en conviens, logé fort à votre aise, mais cent personnes occupent pas mal de place.

— Que voulez-vous que je réponde à cela, un fait ne se discute pas. Avez-vous terminé votre interrogatoire ?