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Je suis fort bien avec tout le monde. J’invite à dîner les patriotes les plus turbulents, et je salue les modérés ; je parle avec de grands éloges du nouveau régime, mais je ne dis jamais de mal de l’ancien. Grâce à ma vieillesse et à la jeunesse de mes enfants, je ne crains pas la réquisition militaire. Il n’est malheureusement pas impossible que je ne sois guillotiné un jour, mais en attendant, je passe assez tranquillement ma vie.

Ce type du bourgeois timide, circonspect et philosophe restera, si je ne me trompe, parmi les figures intimes que laissera la révolution. J’en ai déjà, pour ma part, rencontré, depuis le commencement de l’an II, une quantité considérable.

La femme de l’ancien greffier, malgré les éloges exagérés que son mari lui fit de nous, nous reçut avec une froide politesse. Toutefois l’heure du souper étant venue, nous trouvâmes une table si admirablement servie, qu’Anselme, trop vivement ému, manqua de tomber en faiblesse.

— Vraiment, mon cher Alexis, me dit-il, en sortant deux heures plus tard de table, ce greffier présente peut-être certains côtés ridicules dans sa personne ; mais au fond, je le crois doué de qualités solides. Réellement, je serais heureux de me trouver à même de pouvoir lui être utile, afin de lui prouver que ce n’est pas un ingrat qu’il a si bien fait souper ce soir.

Anselme ne se doutait guère en formant ce souhait, que le hasard devait se charger de le réaliser quelques heures plus tard.

Nous dormions encore d’un profond sommeil lorsqu’un grand bruit et un mouvement extraordinaire qui avait lieu dans la maison nous réveillèrent, Anselme et moi, presque en sursaut.

On montait, on descendait avec rapidité, on ouvrait et on fermait les portes avec violence. Un grave événement devait se passer.

Nous nous levâmes aussitôt, et nous étant habillés en toute hâte, nous descendîmes au salon, qui était situé au rez-de-chaussée.

La première chose que nous aperçûmes en entrant fut notre brave hôte, l’ex-greffier, qui, assis sur un canapé, entre su femme et ses deux jeunes enfants, pleurait à chaudes larmes.

Sa famille observait un morne silence.

Une vieille bonne, placée droite, immobile, le col tendu, la bouche béante, devant ses maîtres, et portant sur la figure l’expression d’un grand effroi, complétait l’ensemble de ce triste tableau.

— Que vous est-il donc arrivé, mon cher hôte ? demandai-je vivement au greffier.

— Hélas ! me répondit-il avec un gros soupir, vous en moi un homme qui n’a plus longtemps à vivre !… Je ne puis tarder à être guillotiné…

À cette réponse, Anselme et moi, ne pûmes garder notre sérieux, et nous éclatâmes de rire.

— Votre gaîté me prouve, mes bons amis, continua notre hôte, que vous ne croyez pas à mes paroles… Vous vous imaginez que, craintif comme je le suis, j’ai dû prendre une ombre pour la réalité et que je m’alarme à tort !… Hélas ! que n’en est-il ainsi ! Mais je vous le répète, le danger qui ne menace n’est que trop réel : rien ne peut me sauver.

Le malheureux, en s’exprimant ainsi, avait l’air si sérieux et si convaincu, que nous commençâmes à croire, Anselme et moi, que la chose pouvait être plus grave que nous ne l’avions pensé d’abord. Nous le priâmes de s’expliquer.

— Mon Dieu, mes bons amis, dit-il après un moment d’hésitation, je ne vois pas trop pourquoi je ne me confierais pas à vous ! Des jeunes gens aussi bien élevés que vous l’êtes, et qui ont fait de si bonnes études, ne peuvent être doués que d’un cœur généreux ; au reste, songeriez-vous, ce que je ne puis admettre, à me trahir, que cela n’aggraverait encore en rien ma position, car elle est désespérée. Voici le fait : jugez.

Je m’étais lié, dans le temps, — pensant que cela aiderait à ma tranquillité, — avec le président du district ; or, ne voilà-t-il pas qu’un jour ce malheureux arrive à quatre heures du matin, chez moi, m’annonce qu’il est poursuivi en qualité de fédéraliste, et me prie de lui garder une liasse de papiers très-importants, et dont la saisie le conduirait, tout droit, me dit-il, à l’échafaud, Je dois me rendre cette justice, qu’en voyant ce président proscrit et tombé en disgrâce, ma première pensée fut d’abord de refuser le dangereux dépôt qu’il me confiait ; toutefois, je réfléchis que peut-être bien les fédéralistes arriveraient plus tard au pouvoir, et qu’il ne serait pas d’une mauvaise politique de m’assurer, par un léger service rendu d’avance à l’un d’eux, d’un ami puissant dans leur parti. Je pris donc les papiers et les serrai dans un grand cabinet noir qui me sert de pièce de dégagement.

Voilà près de quatre mois que ce dépôt m’avait été fait, et vraiment je n’y pensais même plus, lorsque ce matin, au point du jour, un membre du comité révolutionnaire a sommé, au nom de la loi, ma domestique de lui ouvrir, et a mis les scellés sur la porte du fatal cabinet. Adieu, citoyen intègre, m’a-t-il dit en s’en allant, je n’ai pas le droit de procéder moi-même à une perquisition ; mais tu recevras dans la journée la visite du comité, qui viendra en corps lever les scellés. Je doute fort que tu sortes de cette affaire-ci avec ta tête.

Le malheureux greffier, à cet endroit de son récit, s’arrêta un moment, versa de nouvelles larmes et reprit enfin d’une voix qui ressemblait à un sanglot :

— Vous comprenez, mes amis, qu’une fois le membre du comité parti, mon premier soin a été de voir s’il ne me serait pas possible de pénétrer dans le cabinet sans toucher aux scellés. Hélas ! ce réduit ne possède ni une issue ni une lucarne, et, à moins de creuser le plancher, je ne devine pas trop par quel moyen on pourrait s’y introduire pour soustraire ces papiers qui doivent me conduire tout droit à l’échafaud. À présent, que vous connaissez ma position, n’ai-je pas raison de pleurer ?

— On a toujours tort de perdre son sang-froid, et de se lamenter, — répondit Anselme ; — au reste, je conviens que votre position est extrêmement critique et que vous ne vous exagérez nullement les conséquences fâcheuses qu’elle peut avoir pour vous. Après tout, par le temps d’exécutions qui court, ce n’est pas le diable que d’être guillotiné.

À cette consolation peut-être un peu hasardée et inopportune, l’infortuné greffier éclata en sanglots déchirants. Ses enfants s’unirent à son bruyant désespoir, et ce fut une scène de désolation à attendrir un tigre.

— Parbleu, dit Anselme en élevant de nouveau la voix, puisque cela vous répugne tant d’être guillotiné, il faut absolument que je trouve le moyen de vous tirer d’affaire.

L’ex-dominicain se mit alors à réfléchir profondément, tandis que l’infortuné greffier, les yeux fixés sur lui avec un indicible sentiment d’espoir et de crainte, semblait vouloir suivre et deviner ses pensées.

Quant à moi, quoique cette scène eût son côté burlesque, cependant son dénoûment menaçait d’être, selon toutes les probabilités, si sérieux et si sanglant, que je ne pouvais m’empêcher de ressentir une vive émotion.

— Mes amis, s’écria tout à coup Anselme, j’ai trouvé ce que je cherchais. Un peu d’intelligence et d’audace, et nous sortirons à notre honneur de ce mauvais pas. Silence, estimable greffier ! Vous me parlerez plus tard de reconnais-