Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 1, 1866.djvu/4

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devenir son gendre, je ne pouvais me résoudre à lui faire la moindre concession ; l’amour de la liberté l’emportait encore en mon cœur sur le sentiment profond que m’avaient inspiré la vertu et la beauté de sa fille.

Cet état de choses me rendait extrêmement malheureux, et je ne savais de quelle façon m’y prendre pour allier ma passion et mon devoir, lorsqu’un matin je reçus la visite de celui que j’aurais été si heureux de pouvoir appeler mon beau-père :

— Mon ami, me dit-il en remarquant la surprise que me causait sa présence, je vois que vous ne m’attendiez pas ; mais une explication entre nous deux est devenue tout à fait nécessaire.

Depuis quelque temps, vos parents et vos amis remarquent avec peine que vous entrez dans une voie funeste, c’est-à-dire dans le mouvement révolutionnaire qui entraîne le monde à sa perte. Hier encore, vous vous êtes mis en évidence par un discours trop enthousiaste prononcé au club.

— C’est vrai, monsieur ; vous pouvez même ajouter que je me suis fait inscrire, hier au soir, sur les contrôles d’une compagnie de volontaires.

— Je ne le sais que trop ; mais permettez-moi de vous adresser, et je vous supplie d’y répondre avec franchise, une seule question. Est-ce bien l’horreur seule que vous inspire la hideuse attitude prise récemment par la Montagne qui a déterminé votre enrôlement ?

À cette question, je me sentis rougir et je gardai le silence.

— Votre embarras et votre rougeur valent à eux seuls tout une explication, continua l’ami de mon père. Ils m’apprennent clairement, qu’en vous faisant inscrire parmi les volontaires fédéralistes de votre ville, vous avez obéi plutôt à la voix d’un dépit caché qu’à celle d’une conviction sincère. Vous cherchez dans le danger un dérivatif à votre amour malheureux pour ma fille : si aujourd’hui je vous accordais sa main, songeriez-vous encore à partir ?

— Non, monsieur, répondis-je avec effort, si un pareil bonheur m’arrivait, je ne partirais pas.

— Votre franchise me plaît, me répondit-il en me prenant la main d’un air paternel, et elle mérite récompense, Ce bonheur, qui vous semble impossible, ou que vous regardez au moins comme si éloigné de vous, se trouve à votre portée, et vous pouvez facilement l’atteindre. Vous savez l’amitié qui nous unit, votre père et moi, une amitié d’enfance, vous comprenez donc sans peine le violent chagrin, presque les remords que j’éprouverais si, après vous être engagé par suite du désespoir que vous cause mon inflexibilité, il vous arrivait malheur, Je viens donc vous offrir, quoique cette démarche ne soit pas précisément convenable, le moyen d’obtenir la main de ma fille. Attendez que j’aie fini pour me remercier ; il me reste encore à vous faire connaître mes conditions.

— Quelles qu’elles soient, monsieur, à moins toutefois je vous n’exigiez le sacrifice de mes opinions, j’y souscris d’avance.

— Et s’il s’agissait justement de ce sacrifice ?

— Je refuserais, monsieur, répondis-je avec une fermeté qui n’était pas sans mérite.

— Permettez, si je ne vous demandais qu’un abandon simulé de vos opinions, cela vous serait-il aussi pénible ? Mais à quoi bon toutes ces hypothèses et toutes ces questions conditionnelles, je préfère aborder franchement la question. Voici le fait :

Je tiens à l’estime de mes intimes, et je ne voudrais pour rien au monde que l’on pût m’accuser de m’être allié à un républicain : gardez donc vos convictions dans votre cœur, je ne m’y oppose pas, mais faites-m’en le sacrifice apparent. Demain je vous présenterai à ma société comme converti, dans quelques jours comme mon gendre. Inutile d’ajouter qu’entre nous deux, dans notre intérieur, nous observerons une complète neutralité et qu’il ne sera jamais question de politique. À présent, en supposant que l’avenir nous réserve une contre-révolution, votre attitude royaliste…

— Assez, monsieur, m’écriai-je en coupant la parole à l’ami de mon père, j’éprouve pour votre fille un attachement profond et qui sera cause du malheur de ma vie, mais quelque violent que soit cet attachement il ne me fera jamais manquer à l’honneur. Si vous aviez exigé de moi le sacrifice de mes goûts, de mes habitudes, si vous vous étiez contenté de m’imposer une carrière où des travaux antipathiques à ma nature, Dieu m’est témoin que j’aurais accepté ; mais renier mon opinion, je ne puis.

— Ainsi, vous me refusez ?

— Oui, monsieur, au nom de mon amour et de mon respect pour votre fille, je refuse de devenir un lâche, un hypocrite et un ambitieux.

À cette réponse, qui devait élever une barrière infranchissable entre l’ancien procureur du roi et moi, ce dernier, à mon grand étonnement, se mit à sourire, et me tendant la main :

— Mon cher Alexis, me dit-il d’un ton grave et recueilli, votre réponse vient de décider de votre sort. Je n’ai jamais arrêté dans mon esprit que mon gendre appartiendrait à telle où telle opinion, mais seulement qu’il serait un homme honnête et loyal. Pardonnez-moi le piége que je vous ai tendu : ma fille est à vous !

À quoi bon peindre ici ma stupéfaction, puis mes transports ; le lecteur se les imaginera sans peine, Je ne veux écrire que ma vie militaire, et j’ai hâte d’y arriver.

Mon père et son ami convinrent d’abord que mon mariage aurait lieu dans six mois : mais je mis une telle instance dans mes prières, je leur représentai avec tant de force que, par le temps d’orage où nous nous trouvions, il était imprudent de compter sur l’avenir, qu’ils consentirent enfin à diminuer de moitié ce délai. Cette concession ne me parut point suffisante, et je me remis à plaider pour que la cérémonie eût lieu tout de suite ; mon père resta inébranlable dans sa résolution.

— Il y a trente ans que j’exerce ma charge, me répondit-il, et je n’ai jamais vu le mariage du fils d’un notaire et avocat, et celui d’une fille d’un procureur du roi dans un présidial royal, se terminer en quinze jours… Quant à ces craintes chimériques que vous mettez en avant, laissez-moi vous rappeler, mon fils, que j’ai trente ans d’expérience de plus que vous.

— Oui, mon père, j’en conviens, mais vous n’avez pas l’expérience des révolutions ! on parle beaucoup d’une levée en masse de toute la jeunesse célibataire : si cette loi est rendue, que l’ordre de marche arrive, croyez-vous que mon titre de fils d’un notaire-avocat et de gendre futur d’un ancien procureur du roi me dispensera de porter mon sac sur le dos, tout comme le premier venu ?…

Hélas ! l’événement ne réalisa que trop tôt mes prévisions. Trois jours plus tard, le son du tambour mettait en rumeur toute notre petite ville, et l’on publiait officiellement la loi relative à la réquisition que venait de rendre la Convention : loi portant que tous les jeunes gens non mariés, de dix-huit à vingt-cinq ans, devaient se tenir prêts à marcher à la première réquisition.

Le lendemain, je reçus l’ordre de me rendre au rassemblement de mes camarades, pour nommer nos officiers et nous former en compagnie. Que l’on juge de mon désespoir ! Je me réfugiai aussitôt chez mon futur beau-père.