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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 1, 1866.djvu/55

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Il me parut que Babet, en voyant Anselme si résolu, se troublait d’une façon étrange.

Je demanderai à présent au lecteur la permission de donner, en peu de mots, la description sommaire des lieux où nous nous trouvions : cela est indispensable pour l’intelligence de ce qui va suivre.

À gauche de la maison de notre vieille hôtesse, et faisant face en dehors à la porte de la rue, s’élevait une espèce de bâtiment mixte qui tenait le milieu entre une habitation et une grange ; le rez-de-chaussée, coupé en deux, au milieu, par un escalier qui conduisait à l’étage supérieur, était occupé, d’un côté, par une vaste buanderie ; de l’autre, par une grande salle hermétiquement fermée, qui servait à conserver des fruits et des provisions pour l’hiver ; au premier, à gauche de la maison, se trouvaient deux petites pièces se commandant l’une l’autre ; la première était un petit salon, la seconde une chambre à coucher. C’était dans cette dernière que le défunt était mort et que, plus tard, les domestiques l’avaient vu apparaître recouvert d’un linceul et agitant des chaînes ; de l’autre côté de l’escalier, le premier étage était terminé par un grand grenier à moitié rempli de paille et de foin.

Anselme, son fusil passé en bandoulière, son sabre au côté et portant dans ses deux mains les six bouteilles de vin qu’il avait demandées, me souhaita une bonne nuit et se mit en devoir de suivre la domestique Babet.

— Laisse-moi au moins l’accompagner, lui dis-je, je ne serais pas fâché de connaître la scène où va se passer ce fameux drame dont tu dois être le héros.

— Je crois que tout mon héroïsme consistera à laisser vides ces six bouteilles que j’emporte pleines, me répondit-il.

— Quoi ! ta foi dans les apparitions serait-elle ébranlée ?

— Nullement ; si au lieu de deux vieilles domestiques crédules, ignorantes et bavardes, c’était un homme qui m’assurât avoir vu revenir le défunt, je ne mettrais pas un seul instant en doute la véracité du fait !…

— Prends garde, Anselme, lui dis-je alors vivement et à demi-voix, après m’être assuré qu’une trop grande distance nous séparait de Babet qui marchait devant nous, pour qu’elle pût nous entendre, j’ai bien peur que ces domestiques que tu te figures si crédules, ne soient de fines commères !…

— Ah ! bah ! est-il possible ! que me dis-tu là ?

— Ce que je pense. Je ne serais nullement étonné que cette Babet, qui nous offrait si généreusement deux écus pour payer notre hôtel, à la condition qui nous quitterions de suite cette maison-ci, ne profitât de la crédulité de sa maîtresse…

— Mais, dans quelle intention ?

— Je l’ignore. Peut-être pour se venger. Peut-être encore pour faire opérer, par la peur, un déménagement qu’elle désire… L’important c’est que tu ne sois pas mystifié… il s’agit de l’honneur de l’uniforme.

— Ah ! c’est comme cela ? C’est bon, ne crains rien ! je serai sur mes gardes, et malheur au plus mauvais plaisant qui me tombera sous la main ! Pourtant, je pense…

— Silence ! dis-je en interrompant mon camarade, nous voici arrivés, et Babet, tout en cherchant le trou de la serrure, me paraît tourner l’oreille de notre côté.

Parvenus au premier étage dont j’ai donné tout à l’heure la description, nous examinâmes, Anselme et moi, avec une grande attention, la façon dont fermait la porte du salon : je vis avec un certain plaisir qu’elle était retenue par deux énormes verrous et que sa serrure paraissait en fort bon état.

— Je sonderai les murailles lorsque je serai seul, me dit Anselme à mon oreille ! Je ne veux pas montrer devant cette vieille femme mes soupçons.

Babet, après avoir allumé un grand feu dans la cheminée, mit des draps blancs dans le lit destiné à mon camarade ; puis, se tournant vers nous :

— Citoyens, nous dit-elle, je sais que des militaires ne peuvent avouer qu’ils ont peur, et que l’honneur leur défend de reculer devant le danger ! Toutefois, si vous aviez vu et entendu les choses extraordinaires et surnaturelles dont j’ai été témoin, je vous promets que vous laisseriez de côté tout amour-propre, et que vous ne vous obstineriez pas à braver ces lieux maudits !…

Tenez, je ne voudrais pour rien au monde qu’il vous arrivât malheur ; désirez-vous aller à l’hôtel ? il en est encore temps. Je vous ai offert deux écus tantôt, je vous en donne six à présent si vous prenez le sage parti de la retraite… Seulement, je vous prierai, dans ce cas, de revenir de bonne heure demain matin, afin que ma maîtresse croie que vous avez couché ici ! Acceptez-vous les écus ?

Cette insistance et cette générosité de la vieille Babet ne firent que me confirmer davantage dans mes soupçons ; à un coup d’œil presque imperceptible que m’adressa Anselme et que je saisis au passage, je vis qu’il partageait mes impression.

— Pardieu, la mère, dit-il, puisque votre franchise se met si fort à l’aise, je ne vous dissimulerai pas qu’il y a eu un peu de bravade dans mon fait !… Je me suis toujours aussi bien conduit qu’un autre devant l’ennemi ; mais en présence d’un être surnaturel, qui n’est ni chair ni os, que l’on ne peut ni saisir ni combattre, je ne suis pas assuré de montrer le sang-froid et la valeur d’un soldat ! J’accepterais donc volontiers les six écus que vous nous offrez si généreusement, si je n’étais retenu par cette idée qu’une pareille somme, eu égard aux gages que vous devez gagner, serait un sacrifice au-dessus de vos moyens. Merci toujours de votre bonne proposition. À présent je tombe de sommeil et de lassitude, veuillez me laisser reposer !

— Oh ! que la pensée de m’imposer un sacrifice ne vous retienne pas, citoyen, s’écria Babet avec un feu qui cette fois changea mes soupçons en certitude, je possède pas mal d’économies, et six écus de plus ou de moins ne changeront en rien ma position.

— Je croyais vous avoir déjà averti, citoyenne, que je tombais de sommeil et que je désirais qu’on me laissât seul ! s’écria Anselme d’un ton sévère, Je dis doucement les choses, mais je n’aime pas qu’on me les fasse répéter.

Il n’y avait rien à répliquer à cela : toutefois la vieille Babet ne se retira qu’en grommelant.

L’appartement qui m’était accordé se trouvant dans le corps principal du logis, nous dûmes traverser de nouveau, la domestique et moi, le jardin qui s’étendait devant la maison.

La vieille Babet ne m’adressa qu’une seule fois la parole pendant ce court trajet, ce fut pour me demander si je comptais sur le courage de mon camarade.

— Je le crois un peu vantard, lui répondis-je, et je suis persuadé que, s’il voyait surgir tout à coup devant lui un spectre enveloppé dans son linceul, il serait incapable de faire un mouvement et n’aurait même pas la force d’appeler au secours.

Au sourire moqueur et joyeux tout à la fois, qui passa alors sur la figure de la domestique, je vis que ma réponse était loin de lui déplaire.

Une fois seul dans ma chambre, comme je me ressentais