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En arrivant à Lyon, je fus envoyé, avec un billet de logement, chez une marchande de tabac et de papier timbré, qui me reçut tellement bien, que je renonçai, comme c’était d’abord mon intention, à aller à l’hôtel.

J’employai les huit jours que je restai à Lyon, à prendre des leçons particulières d’exercice d’un vieux soldat ; ces leçons me mirent à même de porter un fusil d’une façon convenable et me débarrassèrent de ma gaucherie de conscrit. Au reste, ce ne fut pas sans plaisir que j’abandonnai la seconde ville de France, car Lyon présentait alors le plus triste aspect qu’il soit possible d’imaginer ; partout on ne voyait que décombres, carmagnoles, moustaches formidables, placards et fusils ; un silence de mort, interrompu seulement par les sons du tambour, planait sur la malheureuse cité.

La première halte que nous fîmes après notre sortie de Lyon fut, si je ne me trompe, à un village nommé Saint-Priest. Accablé par la chaleur, nous étions alors au mois de septembre, je m’empressai, une fois que nous eûmes rompu les rangs, d’entrer dans un cabaret : plusieurs de mes camarades s’y trouvaient déjà attablés et discutaient vivement entre eux.

— Oui, citoyens, je dis, je répète, et malheur au gredin qui oserait me contredire, que tous les malheurs de la France ont été produits par l’immoralité de son clergé, s’écriait avec violence un grenadier ; je dis et je répète que la République a commis une grande faute en permettant aux calottins assermentés de rester en France. On eût dû les égorger tous sans pitié.

— Tous, c’est beaucoup, citoyen, répondit tranquillement un autre soldat, en vidant son verre.

— C’est beaucoup, dites-vous, camarade, reprit le grenadier d’un air furieux ; eh bien ! je trouve, moi, que ce n’est pas encore assez. Il fallait les brûler à petit feu, de façon à leur infliger plusieurs morts par la souffrance.

— Définitivement, citoyen, je vois que tu es enragé contre les gens d’Église.

— C’est le mot ! Calottins, bedeaux et sacristains, tout ça c’est canaille et voleurs ! Mais on dirait, Dieu me damne ! camarade, que tu oses prendre leur défense…

— Pourquoi pas ? répondit le soldat avec un flegme parfait, il y a des honnêtes gens dans toutes les classes de la société.

— Des prêtres honnêtes…

— Certes ! j’en ai même connu beaucoup qui étaient fort vertueux.

— Veux-tu te taire, misérable stipendié ! s’écria le grenadier d’un ton menaçant ; si tu ajoutes un mot de plus, je te plonge mon sabre dans la gorge !

— Je ne veux pas me taire, parce que contredire un imbécile m’amuse, et ton sabre rouillé me fait médiocrement peur ! répondit, toujours avec le même sang-froid qu’il avait montré jusqu’alors, le défenseur du clergé.

— Alors, canaille, c’en est fait de toi ! s’écria le grenadier, qui, dégainant son sabre, se précipita vers son contradicteur.

Voyant que personne ne semblait disposé à s’opposer à cet assassinat, j’allais m’élancer entre les deux adversaires lorsque le soldat, esquivant d’abord adroitement par un saut de côté le coup qui le menaçait, se jeta ensuite avec une telle impétuosité sur le grenadier, qu’avant que ce dernier eût le temps de se servir de son arme, il put le saisir entre ses bras.

— Holà ! citoyens, retirez-vous de devant la porte, je vous prie, dit-il alors d’une voix qui ne décelait aucune émotion ; voici un camarade que la fureur étouffe, et qui éprouve le besoin de prendre un peu l’air.

Aussitôt, et avec une forge surhumaine, le soldat lança le grenadier en dehors du cabaret, à une distance de plus de quinze pas.

— Voilà qui est fait ! dit-il alors en revenant reprendre à la table la place qu’il occupait.

La force brutale en impose toujours tellement aux esprits grossiers que tous les rieurs se mirent du côté du vainqueur, qui, s’il eût été vaincu, eût passé, j’en suis persuadé, un terrible quart d’heure.

Celui-ci acheva de boire à petites gorgées son verre de vin, puis se levant ensuite et nous regardant bien en face :

— Citoyens et camarades, nous dit-il, ne prenez pas, je vous en prie, en mauvaise part, et mes paroles et mon petit mouvement de vivacité. Depuis près de quatre ans que je sers avec vous, je crois avoir fait mes preuves de courage et de civisme ; excusez-moi donc d’être sorti pour un moment de ma douceur habituelle de caractère. Mais je n’aime pas les fiers-à-bras ; et là, franchement, la conduite de ce grenadier méritait bien une légère leçon.

Inutile d’ajouter que ces explications furent accueillies avec une grande faveur par fous ceux qui se trouvaient dans le cabaret ; pas une voix ne s’éleva en faveur du vaincu.

Cet incident terminé, chacun se mit à boire ou à causer de son côté, et on ne s’occupa plus davantage de l’hercule.

— Citoyen, me dit-il alors en avançant son verre pour trinquer avec moi, j’ai remarqué le mouvement que vous avez fait tout à l’heure pour venir à mon secours, je vous prie d’agréer toute l’expression de ma reconnaissance…

— Vous n’aviez certes pas besoin d’être secouru, lui répondis-je en souriant, mais puisque vous revenez sur cet événement et que personne ne nous écoute, puis-je vous demander pourquoi vous avez pris avec tant de chaleur, — ce qui du reste m’a causé un vif plaisir, — la défense du clergé ?

Le soldat me regarda un moment, et satisfait sans doute du résultat de son examen :

— J’ai pris la défense du clergé, me répondit-il en baissant la voix, par un reste d’habitude !… Vous voyez en moi un ancien dominicain !…

En remarquant l’étonnement que me causa cet aveu, le soldat se mit à sourire.

— Par le temps des métamorphoses qui court, continua-t-il, vous avez tort d’être surpris de voir un ancien moine affublé d’un mousquet et d’une giberne, car nous assistons tous les jours à des spectacles tellement étranges que les choses bizarres et imprévues sont les seules auxquelles on doive s’attendre aujourd’hui… Au reste, mon histoire n’a rien de bien extraordinaire.

— N’importe, je vous avoue que je serais heureux que vous vouliez bien me la raconter.

— Je ne demande pas mieux ; quelques mots me suffiront, En l’an de Notre-Seigneur 1788, le couvent des dominicains de Clermont-Ferrand, capitale de la province d’Auvergne, où j’étais premier frère, voulut faire revivre pour la dernière fois l’ancien droit de quêter, dont avait jadis été investi cet ordre, et je reçus la mission de me mettre en campagne.

Personne ne mettait en doute le succès de ma tournée, et chacun se réjouissait d’avance des petits profits qu’elle devait nous procurer, profits, soit dit en passant, d’autant plus agréables que nous n’avions pas à en rendre compte au district ; mais, hélas ! nous avions compté sans la perfidie de nos voisins les capucins, qui, instruits du dessein de nos frères, s’empressèrent de faire prendre l’avance à leurs quêteurs.

Ces misérables ne bornèrent pas à cet envoi leur méchanceté : ils ordonnèrent à leurs émissaires d’insinuer adroitement dans les campagnes aux paysans, que saint Dominique,