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pressionné par la scène hideuse dont vous avez été Le témoin ; mais de pareils faits se renouvellent malheureusement si souvent de nos jours qu’il faut savoir les accepter avec stoïcisme. Voyons, un peu de courage ! Sortez de cet état de prostration dans lequel vous êtes tombé, et montrez-vous digne de l’épaulette que vous portez ! D’abord, je dois vous avertir que j’ai un service à vous demander, et un service qui exige tout votre sang-froid et toute votre énergie.

— Parlez, mon cher hôte, je suis, vous le savez, à vos ordres.

— Voici le fait : J’ai reçu hier au soir une lettre de mon cousin Edmond, qui vous prie instamment de vouloir bien vous rendre aujourd’hui à ce rendez-vous qu’il vous avait donné il y a près d’une semaine, et que la prudence nous a forcé de remettre. Irez-vous ?

— Pouvez-vous en douter, Verdier ! Certainement, j’irai.

— Je vois, au ton dont vous venez de me faire cette réponse, que l’idée de pouvoir être utile à un de vos semblables vous remue encore le cœur. Merci.

— Le fait est, cher ami, que chaque fois que le hasard me fournira l’occasion d’arracher des victimes à l’échafaud, je la saisirai avec empressement et bonheur !

En effet, une heure plus tard, c’est-à-dire après avoir déjeuné, je me mis en route. Il était midi lorsque j’arrivai devant l’ancien château des Templiers. Edmond n’était pas encore arrivé, ou du moins je ne l’aperçus pas.

Je venais de m’asseoir sur cette même pierre qui déjà m’avait servi de lit de repos, lors de ma première excursion dans ces parages, lorsqu’un léger coup de sifflet retentit à cinq ou six pas de moi et appela mon attention.

— Par ici, cher ami, me dit presque aussitôt la voix d’Edmond ; passez par cette ancienne poterne que vous voyez là devant vous… je vous attends.

Je me levai aussitôt et m’empressai d’obéir ; la poterne que l’on me désignait était tellement basse, étroite et obstruée surtout par des décombres, des pierres et des ronces, que j’eus toutes les peines du monde à me frayer un passage.

Enfin, après avoir un peu déchiré mes vêtements et mes mains, je parvins à franchir ces obstacles et je me trouvai dans une espèce de cour renfermée dans les murs dégradés du donjon. Edmond m’attendait.

— Je vous demande bien pardon, mon cher monsieur, me dit-il en me serrant amicalement la main, de tout le mal que je vous donne ; mais vous connaissez ma position et vous ne pouvez blâmer les mesures de précaution que je prends pour ma sûreté. Gérard, caché au haut de cette tour, attendait votre arrivée tout en surveillant les alentours. Voulez-vous prendre la peine de passer au salon ?

Edmond prononça ces derniers mots en souriant, puis se dirigeant vers un buisson touffu, placé dans un des coins les plus obstrués de la cour, buisson dont il écarta les branches avec ses deux mains, il me montra une espèce de soupirail à l’ouverture étroite et sombre.

Je regardai le proscrit avec étonnement.

— Est-ce qu’il faut passer par là pour arriver dans votre salon ? lui demandai-je.

C’est, en effet, le seul chemin qui y conduise, me répondit-il ; mais, rassurez-vous, cet intérieur n’est pas aussi affreux que le donne à supposer l’extérieur.

En effet, après avoir traversé un long, étroit et sombre corridor, j’arrivai dans une pièce assez spacieuse qu’éclairait une grande lampe suspendue à la voûte.

Deux tas de paille, qui représentaient des lits, deux espèces de chaises grossièrement confectionnées, une planche appuyée sur quatre pieux et simulant une table, composaient tout l’ameublement de l’asile des proscrits. Un petit baril de vin, quelques sacs de légumes secs et cinq à six bouteilles d’huile, étaient toutes les provisions dont disposaient Edmond et Gérard ; enfin quatre fusils à deux coups accrochés à la muraille constituaient leur arsenal !

Après avoir curieusement examiné cette retraite :

— Ne craignez-vous point, dis-je à Edmond, d’être surpris ? vous avez, il est vrai, des armes, et l’issue qui conduit à ce souterrain doit être facile à défendre ; mais que feriez-vous si vos ennemis s’avisaient de vouloir vous enfumer ? Je crois qu’ils viendraient, par ce moyen, facilement à bout de vous.

— Vous vous trompez, mon cher ami, me dit Edmond, ce souterrain possède une issue qui donne au versant opposé de la montagne et par lequel il nous serait facile d’échapper. Si ce n’est la honte que je ressens à me voir forcé de fuir sans cesse, et la tristesse que me cause l’aspect de ce séjour peu riant, il me serait on ne plus facile d’attendre ici, sans courir de danger, la fin du règne de la Terreur. Mais, après quarante-huit heures passées dans ma sombre cachette, j’éprouve un tel besoin d’air et de soleil que, dussé-je aller donner en plein dans un détachement de gardes nationaux, il faut absolument que je sorte…

Edmond parlait encore lorsqu’un coup de sifflet se fit entendre.

— Ah ! voici mon ami Gérard qui vient vous présenter ses respects, me dit-il.

En effet, l’ancien soldat-portier apparut presque aussitôt.

— Monsieur, me dit-il, après avoir échangé avec moi une chaleureuse poignée de main, je ne puis vous exprimer jusqu’à quel point je vous suis reconnaissant de votre présence ici. Vous n’avez sans doute pas oublié, car je ne vous crois pas un homme léger et qui parle sans réfléchir, je n’ose dire la promesse que vous m’avez faite, mais au moins l’espoir que vous m’avez donné, la dernière fois que j’ai eu l’honneur de vous voir.

— Nullement, Gérard ! Je vous ai assuré que je ferais tout mon possible pour vous retirer de votre position…

— Et vous avez même bien voulu ajouter que vous aviez un projet fort simple.

— Que je suis tout prêt à vous communiquer ! Toutefois, je vous avoue que je ne serais pas fâché de connaître auparavant votre histoire.

— Ma foi, franchement, je crois qu’il y en a de plus ennuyeuses.

— Tant mieux donc, parlez, je vous écoute !

Je pris une chaise, Edmond se jeta sur un des deux tas de paille qui lui servait de lit, et Gérard, s’asseyant entre nous deux, commença son histoire.

— Ma vie, dit-il, date de mon entrée au régiment où j’ai servi pendant près de quinze ans avec le comte de Grandbœuf ; je dois vous avouer que M. le comte était colonel à l’âge de trois ans, tandis qu’à vingt je n’étais encore que brigadier.

Comme ma famille était attachée, de temps immémorial, à celle des Grandbœuf, notre nouveau colonel, dès qu’il sortit des mains de son abbé-précepteur, voulut bien me prendre avec lui comme professeur de tactique.

Je lui enseignai tout ce qu’il est indispensable qu’un colonel sache, c’est-à-dire cinq à six commandements et trois ou quatre évolutions, ce qui me valut le grade de maréchal-des-logis.

M. le comte venait d’avoir seize ans, et j’atteignais à ma trente-cinquième année, lorsqu’il me retira du régiment pour me placer, en qualité de portier-gérant, dans son château de Grandbœuf, qu’un intendant exploitait alors avec une telle habileté, que les terres dépendantes de cette habitation seigneuriale, au lieu de rapporter des rentes, coûtaient pour leur entretien une assez forte somme tous les ans.

Je jouissais de la vie la plus heureuse, la plus remplie et la moins occupée pourtant que l’on puisse imaginer, lorsqu’il y a environ trois ans, les premiers nuages de l’orage qui sévit aujourd’hui contre nous, se montrèrent à l’horizon.

M. le comte de Grandbœuf, jeune homme fort à la mode, devait naturellement émigrer l’un des premiers, ce qui eut lieu.

Un soir que je ne l’attendais pas, je le vis arriver au château :

— Gérard, me dit-il, la folie a soufflé sur les manants, qui ne rêvent plus qu’égalité, fraternité, et veulent devenir nos égaux. Je vais rejoindre les princes à l’étranger, et bientôt, à la tête de quelques régiments étrangers, nous reviendrons