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prendrai jamais que la douleur puisse vous faire oublier que Dieu a bien voulu vous accorder la joie d’être mère ; que cette joie n’est pas exempte d’obligations, et que parler ainsi que vous le faites est un crime de lèse-nature, indigne et de vous et du nom que vous partez !…

Cette remontrance faite d’une voix ferme, mais que la douceur des regards de l’ex-lieutenant criminel rendait moins dure, me parut produire une profonde impression sur la pauvre femme.

— Merci, mon ami, de me rappeler ainsi aux sentiments du devoir et des convenances, dit-elle à son mari, en essuyant les larmes qui mouillaient son visage. Une femme ne saurait, en effet, mettre trop de soin à se rendre digne de l’honneur d’appartenir à un homme tel que vous ; un homme qui se trouve toujours au-dessus de la bonne et de la mauvaise fortune !… Oh ! ne craignez rien ! Je ferai en sorte de me mettre au niveau de votre vertu.

Madame de N*** achevait à peine de prononcer ces paroles, quand une vingtaine de gendarmes envahirent la salle à manger où nous nous trouvions.

— Quel est celui d’entre vous qui se nomme le citoyen N*** ? demanda un officier qui tenait un rouleau de papier à la main.

— Vous savez bien que c’est moi, lieutenant, répondit M. de N***.

— Le fait est, citoyen, que voilà longtemps que nous vous connaissons ; mis vous savez, la loi n’a rien à voir avec les affections particulières et privées. Vous reconnaissez être le citoyen N*** ?

L’ancien lieutenant criminel fit un signe affirmatif de tête.

— En ce cas, continua l’officier de gendarmerie, au nom de la loi, je vous arrête ! Soldats, entourez cet homme et ne le perdez pas de vue.

— Je suis à vos ordres, lieutenant, dit M. de N***, sans rien perdre de sa sérénité ; partons !

— Pas encore ! Je dois auparavant faire mettre les scellés sur vos papiers.

— Voici la clef de mon secrétaire. Permettez-vous que je l’ouvre ?

— Oui, citoyen ; car je sais que vous êtes honnête !

M. de N***, après avoir ouvert le secrétaire, prit une bourse pleine d’or et un portefeuille bourré d’assignats qui s’y trouvaient, et garda ces deux objets dans sa main.

— Cachez donc cela, lui dit vivement le lieutenant de gendarmerie à voix basse. Que diable ! je ne puis répondre de mes hommes, une dénonciation est si vite faite.

M. de N***, en se retournant alors, m’aperçut à ses côtés et me glissa dans les mains ces deux objets en murmurant :

— Ah ! béni soit Dieu ! Je me sens plus tranquille. Je laisse ma femme et ma fille au-dessus des atteintes de la misère.

Je ne parlerai pas de la scène déchirante du départ : quoique madame de N*** fit les plus héroïques efforts pour conserver son sang-froid à la vue de sa fille qui éclatait en sanglots, elle ne put dompter plus longtemps la douleur sans nom qui la torturait, et se mit à pousser des cris déchirants.

— Partons, lieutenant, dit M. de N*** qui, à ce spectacle, sentait probablement son courage fléchir, et qui ne voulait pas se laisser vaincre.

— Vraiment, citoyen N***, s’écria l’officier de gendarmerie, je donnerais une année de solde pour vous voir libre !… Après tout, poursuivit le gendarme en élevant la voix de façon à ce que madame de N*** l’entendit, malgré la douleur qui l’absorbait, après tout, je crois, connaissant le motif futile pour lequel vous êtes appréhendé au corps, que vous serez bientôt rendu à la liberté ! Je ne regarde même, à vrai dire, cette arrestation que comme vue simple formalité.

— Serait-il vrai, citoyen ? demanda madame de N*** à l’officier avec un tel élan de cœur que je sentis les larmes me monter aux yeux ; mais non, je comprends votre généreux mensonge.

— Citoyenne, sur ma parole de soldat, dit l’officier de gendarmerie en mordillant sa moustache avec fureur, sur ma parole de soldat, je ne veux pas vous tromper, et j’ai dit ce que je pensais.

— Tu vois, ma bonne amie, que tu avais tort de te désespérer ainsi, ajouta M. de N***, en jetant à la dérobée un regard plein de reconnaissance sur l’officier de gendarmerie qui, droit et au port d’armes, gardait une immobilité de statue. Allons, embrasse-moi encore une dernière fois et dis-moi au revoir. D’ici à peu de jours, nous nous trouverons de nouveau réunis.

Madame de N*** et sa fille tombèrent alors dans les bras de M. de N*** et l’embrassèrent en pleurant, mais moins désespérées qu’elles n’étaient naguère.

— Partons ! s’écria tout à coup brusquement l’officier en sortant de son immobilité : j’ai laissé un convoi de prisonniers à Sauve, et je ne puis rester plus longtemps absent.

— Maurice ! s’écria madame de N*** en poussant doucement son neveu par le bras, j’espère que vous accompagnerez votre oncle ?

— Mais ma tante, je ne sais si je puis vous laisser seule.

— Oh ! ne craignez rien, À présent que je sais que l’absence de mon mari n’est que momentanée, que son arrestation, ainsi que vient de me l’apprendre le citoyen officier, n’est qu’une simple formalité, je suis calme. Partez, Maurice… Vous me rapporterez les derniers ordres de mon mari. Et qui sait, ajouta la pauvre femme, en se laissant aller, sentiment bien naturel dans un grand malheur, à l’espérance que l’on venait de faire luire à ses yeux, et qui sait si vous ne trouverez pas à Sauve l’ordre d’élargissement de mon mari, et si vous ne reviendrez pas tous les deux ensemble !

— C’est possible, ma bonne {ante, répondit Maurice d’une voix tellement brisée que, si madame de N*** eût été moins absorbée par la pensée de la prochaine délivrance de son mari, elle aurait compris que tout espoir était perdu pour elle.

M. de N***, suivi et précédé par les gendarmes, sortit enfin de cette maison, qui une heure auparavant présentait l’image du bonheur intime et qu’il laissait alors habitée par le désespoir. Je le suivis.

Nous traversâmes la cour dans un profond silence. Ce ne fut que quand la porte retomba derrière lui que le malheureux N***, qui jusqu’alors avait montré une telle force d’âme, paya son tribut de faiblesse à l’humanité.

— Adieu ! êtres bien-aimés, vous qui étiez ma vie, dit-il avec un attendrissement qui touchait aux larmes et en jetant un dernier et long regard sur cette maison où il avait été si heureux et qu’il savait bien ne plus revoir ; adieu, ma femme et mon enfant ! Que Dieu vous protége ! Je ne puis plus rien pour vous ! J’appartiens maintenant au bourreau.

L’ancien lieutenant criminel achevait de prononcer ces paroles, quand le lieutenant commandant la brigade de gendarmerie, s’adressant à lui :

— Citoyen, lui dit-il, je vous connais depuis de longues années, et je sais que pas un homme n’est plus loyal que vous. Voulez-vous me promettre que vous n’essaierez pas de fuir, et je vous laisserai marcher avec vos deux amis à vos côtés, les mains libres et pouvant causer tout à votre aise.

— Je m’engage à ne pas essayer de fuir, répondit aussitôt M. de N***. À présent, lieutenant, permettez-moi de vous remercier du plus profond de mon cœur de la générosité dont vous avez fait preuve à mon égard. Croyez que je ne puis trouver de paroles assez énergiques pour vous exprimer toute la reconnaissance que me cause votre noble et généreux mensonge !