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Mon compagnon me présenta aussitôt à ces proscrits comme une des victimes de la réquisition, et tous me plaignirent comme si leur sort n’eût pas été plus triste que le mien.

— Consolez-vous, jeune homme, me dit un des chanoines, les excès monstrueux et sans nom qui désolent notre époque ne peuvent se prolonger encore bien longtemps. Dans peu la France reviendra à son passé et rétablira l’ancien ordre des choses.

— Je désire ardemment la chute du lâche et sanguinaire Robespierre, ainsi que celle de tous ses abominables complices, répondis-je au chanoine, mais je suis républicain et je ne souhaite nullement le retour de l’ancien régime ! Que voulez-vous, messieurs, continuai-je en remarquant l’extrême étonnement causé par ma réponse, je suis encore bien jeune, et les illusions sont de mon âge ; je crois à la possibilité de fonder une bonne République !

— Mes amis, s’écria M. de La Rouvrette qui s’empressa de prendre la parole, vous voyez qu’en vous présentant monsieur comme un homme de cœur, je ne vous ai pas trompés. Sa franchise doit vous prouver sa loyauté. Le despotisme l’a fait soldat ; l’estime de ses camarades, officier, et l’horreur que lui causent les excès de la révolution et la vue du sang le reconduit dans sa famille, que je connais, et qui est des plus estimables. Soyez donc, je vous en supplie, pleins de confiance dans son honneur et dans sa discrétion. Je réponds de lui corps pour corps !

— La présence de monsieur avec vous suffit, mon cher de La Rouvrette, pour que nous ayons en lui toute confiance, répondit un des chanoines ; personne ne peut être juge en fait d’honneur que vous.

Après cette réponse obligeante pour mon hôte, et rassurante pour moi, plusieurs des prêtres proscrits se mirent à causer à voix basse avec M. de La Rouvrette, tandis que d’autres s’occupèrent de préparer le souper commun.

Ce repas, improvisé au milieu d’une forêt, me rappela une des descriptions d’Homère. Des feuilles sèches furent amoncelées sous des bûchettes appuyées contre une grosse pierre plate, et bientôt une grande flamme s’éleva dans l’air. D’un massif d’épines noires, un petit homme déjà âgé, ainsi que le prouvaient les nombreuses rides de son visage, mais vif et alerte comme s’il n’eût eu que quinze ans, sortit un grand quartier de veau, le passa dans une broche, et s’adressant à ses compagnons d’infortune :

— Quel est celui de vous, messieurs, qui prend la semaine aujourd’hui ? leur demanda-t-il.

— C’est le révérend père provincial, répondirent plusieurs voix.

Au même instant, le révérend père provincial, beau vieillard de soixante à soixante-cinq ans, arriva en s’excusant sur son retard, et se mit aussitôt à tourner la broche.

— Je m’en vais à présent chercher le pain et le fromage que nos paysans ont dû déposer ce matin sous le roc de la Male-Dent, reprit le petit homme à l’allure vive qui avait allumé le feu.

Le quartier de veau, soigneusement surveillé par le révérend père provincial, se teignait déjà de teintes dorées et exhalait une appétissante odeur, lorsqu’un jeune frère, le front ruisselant de sueur, apporta un magnifique lièvre qu’il venait de tuer d’un coup de fusil.

Ce fut, à cette bonne aubaine, une joie générale.

— Je vote des remerciements au citoyen, dit un des chanoines en parodiant le style de l’époque, c’est le second jacobin qu’il nous apporte depuis quatre jours.

— Qu’entendez-vous par jacobin, monsieur ? demandai-je fort poliment au prêtre et de façon qu’il ne pût supposer que mon intention était de lui chercher querelle.

— Je vous prie de m’excuser de m’être servi de cette expression que nous employons familièrement entre nous pour désigner un lièvre, me répondit-il en essayant de sourire ; mais nous avons tellement peu l’habitude de nous trouver avec des républicains que j’ai oublié votre présence. J’espère que vous ne m’en voudrez pas de cette innocente et involontaire plaisanterie.

— Comment donc ! en aucune façon, monsieur. Je suis républicain, je ne m’en cache pas ; mais, grâce à Dieu, je