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une illusion étrange ! Il me sembla que je vivais dans les temps primitifs de l’Église, que j’étais un de ces apôtres destinés au martyre, et je sentis surgir en mon cœur une aspiration vers le dévouement et le bien, que jamais encore je n’avais ressentie jusqu’à ce jour !

Je ne crois pas exagérer en avançant que l’impression que je reçus alors a dû influer sur le reste de ma vie : je lui dois incontestablement la plus grande partie du peu de bien que j’ai été assez heureux pour pouvoir faire.

Le surlendemain, mon excellent ami, M. de La Rouvrette, me proposa de nous remettre en route ; une plus longue absence pouvant, me dit-il, éveiller les soupçons sur son compte et nuire aux relations qu’il entretenait avec les proscrits.

— Ma foi, lui répondis-je, je vous avouerai que je regrette presque en ce moment de n’être pas poursuivi, afin de pouvoir rester plus longtemps dans cette forêt. Il me serait difficile de vous exprimer combien cette vie de grand air, de calme et de liberté, me plait et me séduit !…

— Ah ! prenez garde, me répondit le vieux gentilhomme en souriant finement, voilà que, sans le vouloir, vous allez faire l’éloge de mes amis…

— Ce sont bien les gens les plus dignes, les plus instruits et les plus charmants que l’on puisse trouver…

— Fi donc ! vous oubliez que vous parlez d’infâmes aristocrates, de bandits mis hors la loi, de satellites de l’étranger ! Heureusement que les arbres sont sourds et muets, sans cela votre propos répété pourrait vous coûter la tête.

Après avoir pris congé des proscrits, je sortis de la forêt, en compagnie de M. de La Rouvrette. J’étais convenu auparavant, avec mon nouvel ami, le jeune comte de L***, que je l’attendrais le jour suivant, à la tombée de la nuit, aux portes de Saint-Flour. Je devais mettre à profit cette avance pour m’informer de mademoiselle Laure, du citoyen Durand, visiter la prison, et recueillir les renseignements nécessaires à la réussite de notre entreprise, de façon à ce que le comte restât le moins longtemps possible dans la ville.

Une fois que nous eûmes atteints, M. de La Rouvrette et mi, la plaine, nous nous séparâmes pour ne plus nous revoir. Le vieux et bon gentilhomme m’embrassa presque en pleurant, m’assura qu’avant deux mois je serais un royaliste pur sang, et finit en m’offrant généreusement la moitié de sa bourse, que j’eus toutes les peines du monde à ne pas accepter, tant il mit de ténacité à vouloir opérer ce partage.

Quoique ma connaissance avec M. de la Rouvrette ne datât que de quelques jours, ce ne fut pas cependant sans éprouver une certaine peine que je pris congé de lui.

Une fois seul, je me mis à descendre la côte qui mène à Chaudes-Aigues, où je n’arrivai qu’un peu avant la tombée de la nuit.

Un habitant que j’interrogeai m’indiqua l’auberge du Tyran corrigé, où j’arrivai, sur ses indications, deux minutes plus tard.

L’enseigne de cette auberge représentait un roi revêtu d’un manteau de pourpre, le front ceint d’une couronne, et qui, agenouillé devant le bourreau et la tête appuyée sur un billot, attendait la justice du peuple.

— J’étais tellement harassé de fatigue et il y avait si longtemps, depuis que je parcourais ces montagnes, que je n’avais passé une bonne nuit, que je dormis jusqu’au lendemain fort avant dans la matinée.

Aucun incident méritant d’être rapporté ne signala plus mon séjour à Chaudes-Aigues.

Pendant la route que j’eus à parcourir pour arriver à Saint-Flour, route parsemée de hautes bruyères et coupée par une montée extrêmement pénible, je songeai aux moyens à employer pour préparer la délivrance du marquis de L*** et l’enlèvement de la jeune Laure.

Lorsque le comte de L*** m’avait communiqué ses projets, j’étais tout à fait sous l’impression que son récit m’avait causée, et j’avais, naturellement, mû par le désir que je ressentais de les voir s’accomplir, trouvé ces projets fort simples. Mais, alors que, livré à moi-même, j’envisageais froidement toutes les difficultés que présentaient et l’évasion du marquis, et l’enlèvement de sa fille, je voyais surgir à chaque instant des impossibilités, et je me sentais presque découragé.

J’avais, on peut s’en souvenir, donné rendez-vous au jeune comte à la porte de Saint-Flour ; mon embarras fut donc grand lorsqu’en atteignant cette ville je m’aperçus qu’elle était séparée en deux parties, l’une située à la base et l’autre au sommet d’une hauteur, et qu’à proprement parler elle ne possédait pas de portes.

Je me résolus à attendre mon jeune ami à l’entrée du faubourg ; mais ne voulant pas non plus perdre un temps précieux, et conjecturant que L*** n’arriverait que le lendemain à la tombée de la nuit, je me décidai à aller voir ce Durand, la cause unique des malheurs de mes pauvres amoureux.

Mon prétexte fut bientôt trouvé : j’avais ma feuille de route à faire signer ; il était naturel que je m’adressasse au président du district.

La demeure occupée par le grand patriote Durand, jadis pauvre charron, et actuellement, c’est-à-dire depuis qu’il s’était dévoué au bonheur du peuple, devenu un riche propriétaire, était une des plus belles maisons de Saint-Flour.

J’avouerai qu’en entrant chez lui, le cœur me battit avec une certaine violence ; mon émotion, au lieu de se calmer, ne fit que s’accroître, lorsque j’aperçus, assise dans la première pièce où je pénétrai, une jeune femme que je présumai devoir être mademoiselle Laure de L***.

Deux vieilles commères, agenouillées aux pieds du fauteuil dans lequel reposait la malheureuse cousine du comte de L***, lui faisaient respirer des sels et lui parlaient, tout en frappant dans ses mains, sans en obtenir de réponse.

Je hais l’exagération, ainsi qu’ont dû s’en apercevoir souvent les lecteurs de ces mémoires ; cependant il m’est impossible de trouver en ce moment une formule pour rendre l’admiration profonde que je ressentis en contemplant la beauté de cette jeune fille. Je ne crois pas que la nature ait jamais produit en de plus complet.

— Que désires-tu, citoyen ? me demanda une des deux vieilles.

— Parler au citoyen président du district, répandis-je.

— Il est absent, et il ne rentrera guère avant une heure.

— C’est bien, je reviendrai ; mais dis-moi donc, citoyenne, est-ce que cette jeune femme n’est pas malade ? Sa pâleur inouïe et l’immobilité de son corps ont quelque chose qui effraie. Je possède quelques notions de médecine ; si tu as besoin de moi, tu n’as qu’à parler, je suis à tes ordres.

— Je te remercie, me répondit la vieille femme, et j’accepte ton offre avec plaisir. Voici le fait, en deux mots. Cette jeune citoyenne, mariée seulement depuis huit jours…

— Ah ! la citoyenne est mariée depuis huit jours. Elle me paraît bien jeune pour avoir un mari.

= Mais non, elle a près de dix-sept ans, et puis, quand le cœur est pris, on est toujours pressé d’épouser celui qu’on aime. Cette citoyenne donc est mariée depuis huit jours. Or, une heure après être sortie de la municipalité, elle est tombée dans une attaque de nerfs qui a duré sans presque discontinuer jusqu’à hier au soir. Ce matin, une langue bavarde lui a appris une mauvaise nouvelle qui l’a assez vivement contrariée, et…

— Quelle mauvaise nouvelle, citoyenne ?

— Est-ce qu’en la qualité de médecin tu as besoin de connaître les affaires de tes malades, me demanda la vieille femme en me regardant d’un œil méfiant.

— Leurs affaires, non, répondis-je, mais les motifs qui ont pu leur procurer une vive émotion, oui ; cela m’est, en effet, tout à fait nécessaire, afin que je puisse juger, par le plus ou le moins de gravité de la chose, de l’ébranlement