Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 4, 1866.djvu/13

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MONSIEUR JACQUES, u


comme cet intérieur était {rès-étroit, une fois que j'eus pris place parmi eux, nous nous trouvâmes au complel.

Mon voisin de gauche était un gros homme au ventre re- bondi, à lu figure vermeille, aux lèvres rouges et épaisses, à l'œil vif et moqueur Lil pouvait avoir de quarante-cinq à duarante-sept ans.

Assis en fuce et présentant un singulier contraste avec ce dernier, se lenait blolti dans son coin un petit vieillard au corps maigre et chélif, à la figure funèbre; enfin, à côté de ce vieillard, un jeune homme dont Le teint basané et les traits forlement ncce:lués dénotaient une origine étrangère, [u- mait trauquillement un mauvais cigare de Marseille, saus paraître s'inquiéter du danger d'asphyxie qu'il faisait courir à ses voisins.

Ce ut le gros homme qui le premier m'adressa la parol

— Il parait, ciloyen, me dit-il, que l'armée paye aussi son contingent à la politique et que l'uniforme de l'officier n’est pas plus respeclé par nos législateurs que l'hubit ou la cat- magnole du bourgeois ou de l'artisan! Que diable, n'ayez done pas cet air triste el découragé ! Vous avez déjà dà voir Ja mort de près sur les champs de bataille, el ce serait à vous de nous donner l'exemple du courage! ;

— La mort, quand on combat pour son pays, n'a rien d'éltrayant, lui répondis-je, heureux de trouver quelqu'un avec qui causer ; On Lombe enveloppé dans la gloire!

=— Oui, mais l'on Lombe tout de méme! Je vois, pardon- néx-moi celte observation, qu'excuse la couformité de nos positions présentes; je vois à la façon, pompeuse et tan£ soit peu vague, el entorlillée dont vous venez de ma répondre, que vous étiez né pour le mélier des armes, Vous devez ado- rer l'uniforme et détester les discussions,

— Je vous remercie infiniment de la bonne opinion que vous avez bien voulu vous former si promptement sur mon compte; c'est-à-dire que je suis une machine de guerre, un batailleur qui frappe et ne raisonne pas ! Vous YOus 1rompez si je porte l'uniforme, c'est que la réquisition à fait de moi un volontaire forcé !

— Ah! voilà une réponse et. un éclaircissement qui me charment ! s'écria Le gros homme sans façon en se froltant joyeusement les mains. Je vois que j'ai trouvé en vous quel qu'un aves qui il est possible d'échanger ses pensées, et de passer agréablement le temps. Que béni soit le hasard qui me vaut voire présence ! Figurez-vous que ces deux citoyens, mes compagnons de roule depuis vingt-quatre heures, sont muels comme la tombe: le premier n'a pas cessé de san- gloter intérieurement, s'il m'est permis de me servir de celte expression, el le second de fumer! Je m’ennuyais à mourir ! Favais soif de paroles! M'est-il permis de vous demander à quel motif je dois l'hanneuret l'avantage de jouir de votre sociélé,.quelle cause,nmalivé volre arrestalion ?

— Vous m'adressez là une question qui ne laisse pas que de m’embarrasser, Je suis accusé, et je dois avouer que cette accusation n'est pus dénuée de fondement, d'avoir voulu dé- fendre une jeune lle contre un malotru qui l'outragen

— Eh! eh! au moins vous avez contre vous un fait établi! Pour peu que ce malotra remplisse quelque poste dans la république, otre affaire peut fourner au tragique. Eh bien ! voulez-vous savoir pourquoi j'ai été arrêté ?

— Fort volontiers, répondis-je au gros homme, dont le bavardage m'était précieux en.ce qu'il détouruait ma pensée de a position critique dans laquelle je me trouvais.

— J'ai élé arrèlé à cause de la gailé de mon caractère. Je vous assure que je parle très-sérieusemenL en ce moment.

— C'est possible, mais je ne vous comprends pas.

— Un cordonnier à qui j'avais retiré, n'étant pas content de sa vanière de travailler, depuis longtemps ma pratique, m'a dénoncé comme m'ayant vu rire sur le port de Marseille, un jour que l'on vent d'apprendre un échec essuyé par nue e armé

Ausaitôt on m'appréhende au corps, on me jelte en prison el l'on wm'interroge, Que voulez-vous ! les questions que l'on m'adresse furent si drôles, mon juge d'instruction prélait tellement à la plaisanterie, que je ne pus résister à la tenta tion de lui faire semjir sou ineplie : naturellement, il déclara

que j'étais un abominable fédéraliste. Sur ces entrefaites, arriva à Marseille un commissaire du salut public, faisant Len quête de conspirateurs : on me présenta à lui comme un des plus dangereux émissaires de l'étranger. Le lendemain, c'est-h-dire avant-hier, on me jela dans célle voiture où j'ai l'honneur de causer en ce moment avec vous, afin de m'envoyer rendre comple à Paris de ma dangereuse et suspecte gaité. Je ne désire à présent qu'une chose, c'est, lorsque je comparaltrai devant l'expéditif Fouquier-Tinville, de trouver assez de fermeté et de force de volonté en moi pour me retenir de lui rire au nez!

— Vraiment 1 dis-je à mon voisin, dont le récit m'avait diverti, ce que vous venez de me raconter là est uné chose tellement monstrueuse que c’est à ne pas ÿ croire !

— Comment done ? tout au contraire. Depuis qne la ré- publique a été proclamée en France au nom de la liberté, ne s'est-il pas présenté deux cent mille cas d'arbitraire plus inouïs encore que celui dont je suis victime ?

J'ai trop de bon sens et j'apprécie trop ma tranquillité et mon repos pour avoir jamais songé À naccuper sérieuse ment de politique; cependant, je crois connaitre assez le caractère de la nation française, pour pouvoir affirmer qu'avec notre présomption, el cet esprit de domination qui s@ remarque chez nous, jusque dans les gens alfligés de la plus crasse ignorance, une république nous conduira tou- jours à la plus odieuse el à la plus stupide tyrannie. Une chose triste à avouer, méis malheureusement incontestable, c'es que nous avons besoin de maîtres honnêtes et fermes pour être heureux . Nous ne sommes pas faits pour la liberté.

— Le fait est qu'un homme poursuivi et arrêté’ pour crime de gaité a le droit de parler comm vous le faites.

— Et moi donc ! que dirai-je alors? s'écria le petit vieil- lard au corps maigre et chétif, à l'air lugubre, qui, placé

vis de moi, n'avait pas encore pris part à la conversa-

tion.

— Tiens! vous parlez donc, infortuné saule-pleureur ? s'écria le gros howme. Je vous croyais muet? Eh bien! puisque vous n'êtes pas muet, racontéz-nous donc un peu À votre tour ce qui a pu motiver voire arrestation.

— Hélas L reprit le vieillard, c'est ma tristesse qui m'a


perdu

1 Au reste, il y a un grand rapport entre mon his toi

L celle que l’on vient de raconter. Comme le citoyen. j'ai été plongé dans un cachot, sous le prétexte que j'avais ulecté de paraitre triste un jour où l'on venait d'apprendre la nouvelle d'une victoire remportée par nos armées; et, comme le ciloyen, on m'envoie porter ma tête à Fouquier- “'inville, qui u'aura garde de la refuser.

— C'est à votre tour, citoyen, à parler, dit le gros nomme en s'adressant À l'homme au teint basané et qui nous as- phyxiait avec ses mauvais cigares. Apprenez-nous à quelle circonstauce nous devons l'honneur et le plaisir de votre s0- ciélé,

Le fumeur, ainsi directement interpellé, relira son cigare de la bouche, et nous répondit avec un accent qui dénotait un étranger peu familiarisé avec la langue française.

— J'ai été arrêté en ma qualité d'étranger, et par consé- guiente d'ennemi de la république...

— Vous êles [lalien, à ce que je crois?

— Noun pas; je souis Espagnol. Le jouge a prélendu que noun. L'on m'envoie à Paris comme élant oun Anglnis.

— Ma foi, voilà qui complète le tableau ! s'écria le gros homme jovial en éclatant de rire, C'est bien la peine d'é- quiper une voiture et de jeter sur les grandes routes l'argent du gouvernement, pour transporter quatre criminels ou eunspirateurs çomme nous. Et penser que le pelil intérieur de notre berline est un échantillon exact du resté de la France. Nous sommes quatre ici qui, sous pen de jours peut- être, porteront leurs têtes sur l'échafaud, et cela pourquoi? Parce que vous, mon officier, vous avez pris généreusement la défense d’une malheureuse jeune fille ; vous, mon mélan- colique vis-à-vis, parce que vous avez pleuré mul 8 propos; vous, parce que vous êtes étranger, el moi, parce que j'ai ri lorsque j'aurais dû affecter de fondre en larmes. Vrai-