Page:Duranty - Le Malheur d’Henriette Gérard.djvu/143

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Tu crois donc qu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait en écoutant ce jeune homme ? dit Corbie, qui ne voyait toujours là-dedans qu’une méchanceté d’Henriette contre lui.

— C’est peut-être pour nous faire tous enrager en déshonorant la famille ! répliqua Aristide après avoir réfléchi d’un air assez profond. — À propos, ajouta-t-il, je l’ai vu, le jeune homme. Il saute fameusement ! J’ai été regarder la place. Ce n’est pas Perrin qui en ferait autant. Il fallait joliment de l’habitude pour ça. C’est bon de connaître la gymnastique, quand on est amoureux. Mais ce qu’il y a de plus drôle, c’est qu’il a dû se couper souvent, après qu’on a eu mis le verre. »

Ce récit émouvait Corbie ; il faisait des comparaisons entre lui et l’heureux Émile.

« Ah ! dit-il, il y a des gens qu’on ne connaîtra jamais ! »

Un grand soupir suivit ses réflexions.

« C’est ce que je me suis dit bien souvent, reprit Aristide. Moi, voyez, on a l’air de me mépriser, parce que je n’ai pas l’apparence comme Henriette. J’en parlais au curé, mais à cette époque-là ils avaient tous la tête montée pour Henriette. Aujourd’hui c’est un peu changé. Cependant je trouve qu’on la punit drôlement : d’abord on est mieux pour elle qu’avant, et puis on la marie !

— C’est que tu ne connais pas l’amour toi, dit Corbie avec une figure sombre. La séparer de celui qu’elle aime et la marier avec quelqu’un qu’elle n’aime pas, c’est terrible ! Mais elle l’a mérité. Elle n’est pas heureuse, va !

– Ma foi ! chacun son tour !

— Tu dis là, sans t’en douter, une chose profonde, reprit Corbie : « chacun son tour ! » la peine du talion ! »

Il baissa la tête d’un air absorbé, puis il dit :

« Je l’aurais épousée, moi, ta sœur ! mais elle n’a pas voulu.

— Oh ! s’écria Aristide en regardant son oncle comme un être fantastique.

— Et je ne l’aurais pas rendue malheureuse : car le principal argument qu’on emploie contre le mariage, c’est que les époux ne se connaissent pas en général ; or nous nous con-