Page:Duranty - Le Malheur d’Henriette Gérard.djvu/148

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eaux brillantes. La ville se fondait parmi un verger contenu lui-même dans un autre verger immense qui était toute campagne.

M. Dieudonné Mathéus, chez qui allait Corbie, était un homme de soixante-trois ans. Il possédait près de quatre-vingt mille livres de rentes en terres, qui lui venaient d’une tante dont il avait hérité depuis six ans seulement. Ayant vécu auparavant à Paris d’une manière plus modeste, avec une petite fortune qu’il avait presque entièrement mangée, il s’était trouvé dans des cercles d’hommes avec Corbie, et ils étaient devenus amis par une entente particulière qui peut se traduire ainsi : nous sommes deux imbéciles ou à peu près, donc nous sommes faits l’un pour l’autre.

Cependant Mathéus avait été élégant, joli garçon, mondain, et sinon débauché, du moins dissipé. Il en portait la peine dans ses vieilles années. C’était un grand vieillard que des soins extraordinaires, une sorte d’embaumement persévérant, maintenaient dans un aspect à première vue satisfaisant, mais qui ensuite devenait insupportable. Mathéus s’ennuyait de la solitude. Vainement il avait déployé beaucoup d’amabilité et de galanterie auprès des femmes, dont il aimait au moins toujours le souvenir. Personne ne pouvait résister à la contemplation prolongée de cette chose, qui semblait prête à craquer et à s’écrouler à tous moments. Vivre avec cet homme et le voir souvent donnait le vertige : on s’attendait à ce qu’il tombât tout à coup en ruines. Il faisait l’effet de ces maisons jointes qui ne tiennent qu’au moyen de poutres, d’arcs-boutants, et finissent par s’en aller malgré tout cela. Interrogés sur les motifs qui les éloignaient de la Charmeraie, les gens qui le fuyaient après l’avoir fréquenté ne savaient pas si bien s’expliquer :

« C’est une maison triste, disaient-ils ; on y est mal à l’aise, c’est trop grand ; M. Mathéus n’y est pas habitué lui-même. »

Ce pauvre homme cherchait partout des compagnons, aussi les visites de Corbie lui faisaient-elles ses grandes fêtes de l’année. Mathéus aurait voulu retenir son ami au moins huit jours chaque fois qu’il venait. Il lui offrait un logement au château. Mais, quoique flatté d’une aussi belle connaissance,