Page:Duranty - Le Malheur d’Henriette Gérard.djvu/238

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— Cette fille-là, elle peut se vanter de m’avoir fait joliment des maux. Il n’y a pas de jour qu’elle ne me nuise. Et moi, je suis un dindon : je suis trop patient, je n’ai pas la malice dans le cœur comme elle. Enfin, sans moi, elle n’aurait pas à tant faire la fière. Si elle s’était laissé faire un enfant !… »

Madame Vieuxnoir minauda, rougit, parut s’inquiéter des mots hardis de ce jeune homme d’une dangereuse beauté, venu tout à coup dans son salon, où jamais ne se montrait de jeunesse.

« Oh ! dit-elle, il ne faut pas dire de pareilles choses.

— C’est pour vous dire qu’on n’est pas toujours si heureux qu’on en a l’air. »

« Il faut bien que je ne lui déplaise pas pour qu’il soit accouru ainsi au bout de quatre jours. » Tel était le raisonnement de la petite avocate, qui avait envie de mordre dans Aristide comme dans une pomme d’api fraîche !

Les femmes de province sont assez brusques dans leurs passions ou leurs galanteries. Comme elles ont peu d’occasions, elles se hâtent de les saisir, de peur de ne plus les retrouver.

Madame Vieuxnoir poussa un léger soupir, et il se fit un moment de silence. La petite avocate préparait sournoisement son brûlot pour incendier Aristide, sous la forme de la phrase suivante : « C’est une singulière chose que l’amour ! À quoi cela nous porte ! Moi, je n’ai jamais été aimée, et je m’en félicite ! »

Le grand mot féminin était lâché. Malheureusement le chevalier Aristide, dans son inexpérience, ne sentit point l’importance du mot, et comme il cherchait à se raccrocher depuis un instant à une autre branche intéressante d’entretien, il évita le brûlot sans l’avoir soupçonné. Voyant un livre aux mains de l’aimable personne, il crut devoir lui dire : « Et vous, Madame, vous charmez vos loisirs ? »

Il se pencha et lut sur la couverture le titre du livre.

« Ah ! c’est d’Alfred de Musset, » ajouta-t-il en faisant claquer ses lèvres comme un dégustateur de bon vin.