Page:Duranty - Le Malheur d’Henriette Gérard.djvu/54

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L’instinct la guidait : elle découvrit un plan de la propriété, remontant à vingt ans de date, d’après lequel le ruisseau faisait partie des Tournelles. À la faveur des fréquents changements de maîtres qu’avaient subis les Tournelles pendant ces derniers vingt ans, le voisin s’était sournoisement emparé de quelques arpents de terre, avec la satisfaction moqueuse d’un homme qui berne son prochain. Comme aucun acte de vente n’indiquait qu’on eût aliéné la moindre parcelle depuis cette époque, et que la prescription n’était pas acquise au voisin dangereux, madame Gérard proposa d’abord de lui faire un procès, un jour même, je crois, où il se promenait béatement sur le bien mal acquis, en vue des fenêtres de ses adversaires.

Pierre Gérard, très ardent à poursuivre des droits de créancier, parce qu’alors sa position procédurière était toute tracée et bien définie, ne se souciait guère d’une revendication épineuse et montra beaucoup de répugnance à entamer le procès.

« Alors, dit madame Gérard, il faut forcer le voisin à nous attaquer.

— Faites comme vous voudrez, dit Pierre ; moi je ne bougerais pas pour cette affaire-là.

— Mais, s’écria Aristide, nous aurons des truites, il y en a dans le ruisseau.

— Voyez-vous, dit Pierre sentencieusement à sa femme, la terre et la loi se tiennent par la main, la loi n’aime guère à troubler la terre. »

La loi, la terre et l’argent étaient devenus pour Pierre trois personnes de chair et de sang comme pour un peintre officiel, et il en abusait dans la conversation en guise de marionnettes économiques.

Le lendemain de cette conférence, madame Gérard, décidée comme une lionne, se leva à cinq heures du matin, et fit venir quatre jeunes paysans vigoureux sur le terrain envahi, avec ordre de bêcher à outrance. Quelques heures après, le boulanger Seurot, qui faisait sa tournée, vit ces grands gaillards sur son pré. D’abord, il ne comprit pas très bien, mais il commença à se mettre en colère de loin, parce qu’il n’ai-