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Page:Duras - Ourika et Édouard, I.djvu/76

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ÉDOUARD.

heureux ; mais cette douleur, que je porte au fond de mon âme, m’est plus chère que toutes les joies communes de ce monde. Elle fera encore la gloire du dernier de mes jours, après avoir fait le charme de ma jeunesse ; à vingt-trois ans, des souvenirs sont tout ce qui me reste ; mais, qu’importe ! ma vie est finie, et je ne demande plus rien à l’avenir. Dans le premier moment de sa douleur, mon père renonça au voyage de Paris. Nous allâmes en Forez, où nous croyions nous distraire, et où nous trouvâmes partout l’image de celle que nous pleurions. Qu’elle est cruelle l’absence de la mort ! Absence sans retour ! nous la sentions, même quand nous croyions l’oublier. Toujours seul avec mon père, je ne sais quelle sécheresse se glissait quelquefois dans nos entretiens. C’est par ma mère que la décision de mon père et mes rêveries se rencontraient sans se heurter ; elle était comme la nuance harmonieuse qui unit deux couleurs vives et trop tranchées. À présent qu’elle n’y était plus, nous sentions pour la première fois, mon père et moi, que nous étions deux, et que nous n’étions jamais d’accord. Au mois de novembre nous partîmes pour Paris. Mon père alla loger chez un frère de ma mère, M. d’Herbelot, fermier-général fort riche. Il avait une belle maison à la Chaussée-d’Antin, où il nous reçut à merveille. Il nous donna de grands dîners, me mena au spectacle,