Page:Durkheim - L'Allemagne au-dessus de tout.djvu/32

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l’homme. C’est de nous-mêmes que nous fondons une famille, que nous aimons nos enfants, que nous travaillons à satisfaire leurs besoins matériels et les nôtres, que nous cherchons la vérité, que nous goûtons les plaisirs esthétiques. Il y a là toute une vie qui naît et se développe sans que l’État intervienne.

Mais, par cela même que toutes ces occupations sont déterminées par des mobiles privés, elles ne sont pas orientées vers un seul et même but. Chaque famille, chaque industrie, chaque industriel, chaque confession religieuse, chaque école scientifique, philosophique, artistique, chaque savant, chaque philosophe, chaque artiste a ses intérêts propres et sa manière propre de chercher à les atteindre. La société civile est donc une mosaïque d’individus et de groupes particuliers qui poursuivent des fins divergentes, et le tout formé par leur réunion manque, par suite, d’unité. Les relations multiples qui se nouent ainsi d’individu à individu, ou de groupe à groupe, ne constituent pas un système naturellement organisé. L’agrégat qui en résulte n’est pas une personnalité : ce n’est qu’une masse incohérente d’éléments disparates. « Où est l’organe commun de la société civile ? Il n’y en a pas. Il est visible pour tout le monde que la société civile n’est pas quelque chose de déterminé et de saisissable comme l’État. Un État a une unité ; nous le connaissons comme tel ; ce n’est pas une personnalité mystique. La société civile n’a aucune unité de volonté[1]. »

Plusieurs écoles de savants allemands (Niebuhr, Savigny, Latzarus et Steinthal) ont, il est vrai, attribué à la nation, abstraction faite de l’État, une sorte d’âme (die Volksseele) et, par conséquent, de personnalité. Un peuple, par cela seul qu’il est un peuple, aurait un tempérament intellectuel et moral, un caractère qui s’affirmerait dans tout le détail de ses pensées et de ses actes, mais dans la formation duquel l’État ne serait pour rien. Cette âme populaire viendrait

  1. I, p. 54.