Page:Durkheim - Le Suicide, Alcan, 1897.djvu/263

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

qui précèdent, il ne déterminait l’homme à se tuer qu’avec le concours des circonstances. Il fallait que la mort fût imposée par la société comme un devoir ou que quelque point d’honneur fût en jeu ou, tout au moins, que quelque événement désagréable eût achevé de déprécier l’existence aux yeux de la victime. Mais il arrive même que l’individu se sacrifie uniquement pour la joie du sacrifice, parce que le renoncement, en soi et sans raison particulière, est considéré comme louable.

L’Inde est la terre classique de ces sortes de suicides. Déjà sous l’influence du brahmanisme, l’Hindou se tuait facilement. Les lois de Manou ne recommandent, il est vrai, le suicide que sous certaines réserves. Il faut que l’homme soit déjà arrivé à un certain âge, qu’il ait laissé au moins un fils. Mais, ces conditions remplies, il n’a que faire de la vie. « Le Brahmane, qui s’est dégagé de son corps par l’une des pratiques mises en usage par les grands saints, exempt de chagrin et de crainte, est admis avec honneur dans le séjour de Brahma [1] ». Quoiqu’on ait souvent accusé le bouddhisme d’avoir poussé ce principe jusqu’à ses plus extrêmes conséquences et érigé le suicide en pratique religieuse, en réalité, il l’a plutôt condamné. Sans doute, il enseignait que le suprême désirable était de s’anéantir dans le Nirvâna; mais cette suspension de l’être peut et doit être obtenue dès cette vie et il n’est pas besoin de manœuvres violentes pour la réaliser. Toutefois, l’idée que l’homme doit fuir l’existence est si bien dans l’esprit de la doctrine et si conforme aux aspirations de l’esprit hindou, qu’on la retrouve sous des formes différentes dans les principales sectes qui sont nées du bouddhisme ou se sont constituées en même temps que lui. C’est le cas du jaïnisme. Quoiqu’un des livres canons de la religion jaïniste réprouve le suicide, lui reprochant d’accroître la vie, des inscriptions recueillies dans un très grand nombre de sanctuaires démon- trent que, surtout chez les Jaïnas du Sud, le suicide religieux a

  1. Lois de Manou VI, 32 (trad. Loiseleur).