Page:Durkheim - Le Suicide, Alcan, 1897.djvu/371

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que le nombre des décès varie très peu d’une année à l'autre, nous expliquons cette régularité en disant que la mortalité dépend du climat, de la température, de la nature du sol, en un mot d’un certain nombre de forces matérielles qui, étant indépendantes des individus, restent constantes alors que les générations changent. Par conséquent, puisque des actes moraux ; comme le suicide se reproduisent avec une uniformité, non pas seulement égale, mais supérieure, nous devons de même admettre qu’ils dépendent de forces extérieures aux individus. Seulement, comme ces forces ne peuvent être que morales et que, en dehors de l’homme individuel, il n’y a pas dans le monde d’autre être moral que la société, il faut bien qu’elles soient sociales. Mais, de quelque nom qu’on les appelle, ce qui importe, c’est de reconnaître leur réalité et de les concevoir comme un ensemble d’énergies qui nous déterminent à agir du dehors, ainsi que font les énergies physico-chimiques dont nous subissons l'action. Elles sont si bien des choses sui generis, et non des entités verbales, qu’on peut les mesurer, comparer leur grandeur relative, comme on fait pour l’intensité de courants électriques ou de foyers lumineux. Ainsi, cette proposition fondamentale que les faits sociaux sont objectifs, proposition que nous avons eu l'occasion d’établir dans un autre ouvrage (1) et que nous considérons comme le principe de la méthode sociologique, trouve dans la statistique morale et surtout dans celle du suicide une preuve nouvelle et particulièrement démonstrative. Sans doute, elle froisse le sens commun. Mais toutes les fois que la science est venue révéler aux hommes l’existence d’une force ignorée, elle a rencontré l’incrédulité. Gomme il faut modifier le système des idées reçues pour faire place au nouvel ordre de choses et construire des concepts nouveaux, les esprits résistent paresseusement. Cependant, il faut s’entendre. Si la sociologie existe, elle ne peut être que l’étude d’un monde encore inconnu, différent de ceux qu’explorent les autres sciences. Or ce monde n’est rien s’il n’est pas un système de réalités.

(1) V. Règles de la méthode sociologique, ch. ii.