Page:Durkheim - Le Suicide, Alcan, 1897.djvu/433

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LE SUICIDE ET LES AUTRES PHÉNOMÈNES SOCIAUX. 4H On sait à quelles discussions a donné lieu la question de sa- voir si les sentiments que nous avons pour nos semblables ne sont qu’une extension des sentiments égoïstes ou bien, au con- traire , en sont indépendants. Or nous venons de voir que ni Tune ni l’autre hypothèse n’est fondée. Assurément la pitié pour autrui et la pitié pour nous-mêmes ne sont pas étrangères Tune à l’autre, puisqu’elles progressent ou reculent parallèlement; mais l’une ne vient pas de l’autre. S’il existe entre elles un lien de parenté, c’est qu’elles dérivent toutes deux d’un même état de la conscience collective dont elles ne sont que des aspects différents. Ce qu’elles expriment, c’est la manière dont l’opinion apprécie la valeur morale de l’individu en général. S’il compte pour beaucoup dans l’estime publique, nous appliquons ce juge- ment social aux autres en même temps qu’à nous-mêmes; leur personne, comme la nôtre, prend plus de prix à nos yeux et nous devenons plus sensibles à ce qui touche individuellement chacun d’eux comme à ce qui nous touche en particulier. Leurs douleurs, comme nos douleurs, nous sont plus facilement into- lérables. La sympathie que nous avons pour eux n’est donc pas un simple prolongement de celle que nous avons pour nous- mêmes. Mais l’une et l’autre sont des effets d’une même cause; elles sont constituées par un même état moral. Sans doute, il se diversiGe selon qu’il s’applique à nous-mêmes ou à autrui; nos instincts égoïstes le renforcent dans le premier cas, l’affai- blissent dans le second. Mais il est présent et agissant dans l’un comme dans l’autre. Tant il est vrai que même les sentiments qui semblent le plus tenir à la complexion personnelle de l’in- dividu dépendent de causes qui le dépassent! Notre égoïsme lui-même est, en grande partie, un produit de la société.