Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/103

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je ne sais quelle mauvaise volonté consciente. Il y a si peu confusion que, quand l’émotion de l’enfant est calmée, il sait très bien distinguer une chaise d’une personne : il ne se comporte pas avec l’une comme avec l’autre. C’est une raison analogue qui explique sa tendance à traiter ses jouets, comme s’ils étaient des êtres vivants. C’est le besoin de jouer, si intense chez lui, qui se crée une matière appropriée, comme, dans le cas précédent, les sentiments violents que la souffrance avait déchaînés se créaient la leur de toutes pièces. Pour pouvoir jouer consciencieusement avec son polichinelle, il imagine donc d’y voir une personne vivante. L’illusion lui est, d’ailleurs, d’autant plus facile que, chez lui, l’imagination est souveraine maîtresse ; il ne pense guère que par images et on sait combien les images sont choses souples qui se plient docilement à toutes les exigences du désir. Mais il est si peu dupe de sa propre fiction qu’il serait le premier étonné si, tout à coup, elle devenait une réalité et si son pantin le mordait[1].

Laissons donc de côté ces douteuses analogies. Pour savoir si l’homme a été primitivement enclin aux confusions qu’on lui impute, ce n’est ni l’animal ni l’enfant d’aujourd’hui qu’il faut considérer ; ce sont les croyances primitives elles-mêmes. Si les esprits et les dieux de la nature sont réellement construits à l’image de l’âme humaine, ils doivent porter la marque de leur origine et rappeler les traits essentiels de leur modèle. La caractéristique, par excellence, de l’âme, c’est d’être conçue comme le principe intérieur qui anime l’organisme ; c’est elle qui le meut, qui en fait la vie, si bien que, quand elle s’en retire, la vie s’arrête ou est suspendue. C’est dans le corps qu’elle a sa résidence naturelle, tant du moins qu’il existe. Or, il n’en est pas ainsi des esprits préposés aux différentes choses de la nature. Le dieu du Soleil n’est pas nécessairement dans le Soleil ni l’esprit de telle pierre dans

  1. Spencer, Principes de sociologie, I, p. 188.