Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/128

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de ces postulats qui ne passent pour évidents que parce qu’on n’en a pas fait la critique. On pose comme un axiome qu’il y a dans le jeu naturel des forces physiques tout ce qu’il faut pour éveiller en nous l’idée du sacré ; mais quand on examine d’un peu près les preuves, d’ailleurs sommaires, qui ont été données de cette proposition, on constate qu’elle se réduit à un préjugé.

On parle de l’émerveillement que devaient ressentir les hommes à mesure qu’ils découvraient le monde. Mais d’abord, ce qui caractérise la vie de la nature, c’est une régularité qui va jusqu’à la monotonie. Tous les matins, le Soleil monte à l’horizon, tous les soirs, il se couche ; tous les mois, la Lune accomplit le même cycle ; le fleuve coule d’une manière ininterrompue dans son lit ; les mêmes saisons ramènent périodiquement les mêmes sensations. Sans doute, ici et là, quelque événement inattendu se produit : c’est le Soleil qui s’éclipse, c’est la Lune qui disparaît derrière les nuages, c’est le fleuve qui déborde, etc. Mais ces perturbations passagères ne peuvent jamais donner naissance qu’à des impressions également passagères, dont le souvenir s’efface au bout d’un temps ; elles ne sauraient donc servir de base à ces systèmes stables et permanents d’idées et de pratiques qui constituent les religions. Normalement, le cours de la nature est uniforme et l’uniformité ne saurait produire de fortes émotions. C’est transporter à l’origine de l’histoire des sentiments beaucoup plus récents que de se représenter le sauvage tout rempli d’admiration devant ces merveilles. Il y est trop accoutumé pour en être fortement surpris. Il faut de la culture et de la réflexion pour secouer ce joug de l’accoutumance et découvrir tout ce qu’il y a de merveilleux dans cette régularité même. D’ailleurs, ainsi que nous en avons fait précédemment la remarque[1], il ne suffit pas que nous admirions un objet pour qu’il nous apparaisse comme sacré, c’est-à-dire pour qu’il soit marqué

  1. V. plus haut, p. 38.