Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/411

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sonnel, se sent plus vaillant contre ses ennemis[1]. Il y a donc quelque chose d’objectif à la base de ces différentes conceptions, qu’il s’agisse du genius romain, du totem individuel ou de l’ancêtre de l’Alcheringa ; et c’est pourquoi, sous des formes diverses, elles ont survécu jusqu’à nos jours. Tout se passe comme si nous avions réellement deux âmes ; l’une, qui est en nous, ou plutôt qui est nous ; l’autre qui est au-dessus de nous, et dont la fonction est de contrôler et d’assister la première. Frazer avait bien le sentiment que, dans le totem individuel, il y avait une âme extérieure ; mais il croyait que cette extériorité était le produit d’un artifice et d’une ruse magique. En réalité, elle est impliquée dans la constitution même de l’idée d’âme[2].

  1. Cet étroit rapport entre l’âme, le génie protecteur et la conscience morale de l’individu est particulièrement apparent chez certaines populations de l’Indonésie. « Une des sept âmes du Tobabatak est enterrée avec le placenta ; tout en résidant de préférence en cet endroit, elle peut le quitter pour donner des avertissements à l’individu ou lui manifester son approbation quand il se conduit bien. Elle joue donc, en un sens, le rôle de conscience morale. Toutefois, ses avertissements ne s’étendent pas seulement au domaine des faits moraux. On l’appelle le plus jeune frère de l’âme, comme on appelle le placenta le frère cadet de l’enfant… À la guerre, elle inspire à l’homme le courage de marcher contre l’ennemi » (Warneck, Der bataksche Ahnen und Geisterkult, in Allg. Missionszeitschrift, Berlin, 1904, p. 10. Cf. Kruijt, Hel Animisme in den indischen Archipel, p. 25).
  2. Il resterait à rechercher d’où vient que, à partir d’un certain moment de l’évolution, ce dédoublement de l’âme s’est fait sous la forme du totem individuel plutôt que sous celle de l’ancêtre protecteur. La question a peut-être un intérêt plus ethnographique que sociologique. Voici pourtant comment il est possible de représenter la manière dont s’est vraisemblablement opérée cette substitution.

    Le totem individuel a dû commencer par jouer un rôle simplement complémentaire. Les individus qui voulaient acquérir des pouvoirs supérieurs à ceux du vulgaire ne se contentèrent pas, et ne pouvaient pas se contenter, de la seule protection de l’ancêtre ; ils cherchèrent donc à se ménager un autre auxiliaire du même genre. C’est ainsi que, chez les Euahlayi, les magiciens sont les seuls qui aient ou qui puissent procurer des totems individuels. Comme, en outre, chacun d’eux a un totem collectif, il se trouve avoir plusieurs âmes. Mais cette pluralité d’âmes n’a rien qui puisse surprendre : elle est la condition d’une efficacité supérieure.

    Seulement, une fois que le totémisme collectif eut perdu du terrain et que, par suite, la conception de l’ancêtre protecteur commença à s’effacer des esprits, il devint nécessaire de se représenter d’une autre