Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/579

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l’âme du mort soit nécessairement un esprit mauvais ? Tant que l’homme est en vie, il aime ses parents, il échange avec eux des services. N’est-il pas étrange que son âme, aussitôt qu’elle est libérée du corps, se dépouille instantanément de ses sentiments anciens pour devenir un génie méchant et tourmenteur ? C’est pourtant une règle générale que le mort continue la personnalité du vivant, qu’il a le même caractère, les mêmes haines et les mêmes affections. Il s’en faut donc que la métamorphose se comprenne d’elle-même. Il est vrai que les indigènes l’admettent implicitement, quand ils expliquent le rite par les exigences du mort ; mais il s’agit précisément de savoir d’où leur est venue cette conception. Bien loin qu’elle puisse être regardée comme un truisme, elle est aussi obscure que le rite lui-même et, par suite, elle ne peut suffire à en rendre compte.

Enfin, alors même qu’on aurait trouvé les raisons de cette surprenante transformation, il resterait à expliquer pourquoi elle n’est que temporaire. Car elle ne dure pas au-delà du deuil ; une fois les rites accomplis, le mort redevient ce qu’il était de son vivant, un parent affectueux et dévoué. Il met au service des siens les pouvoirs nouveaux qu’il tient de sa nouvelle condition[1]. Désormais, on voit en lui un bon génie, toujours prêt à assister ceux que naguère il tourmentait. D’où peuvent venir ces revirements successifs ? Si les mauvais sentiments que l’on prête à l’âme viennent uniquement de ce qu’elle n’est plus en vie, ils devraient rester invariables et, si le deuil en dérive, il devrait être sans terme.

Ces explications mythiques expriment l’idée que l’indigène se fait du rite, non le rite lui-même. Nous pouvons donc les écarter pour nous mettre en face de la réalité qu’elles traduisent, mais en la défigurant. Si le deuil diffère des autres formes du culte positif, il est un côté par

  1. On trouve plusieurs exemples de cette croyance dans Howitt, Nat. Tr., p. 435. Cf. Strehlow, I, p. 15-16, et II, p. 7.