Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/582

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neutralise les sentiments mauvais et destructifs que la mort a éveillés. C’est, sans doute, pour la même raison que la femme sert, plus souvent que l’homme, d’objet passif aux rites les plus cruels du deuil ; parce qu’elle a une moindre valeur sociale, elle est plus directement désignée pour l’office de bouc émissaire.

On voit que cette explication du deuil fait complètement abstraction de la notion d’âme ou d’esprit. Les seules forces qui sont réellement en jeu sont de nature tout impersonnelle : ce sont les émotions que soulève dans le groupe la mort d’un de ses membres. Mais le primitif ignore le mécanisme psychique d’où résultent toutes ces pratiques. Quand donc il essaie de s’en rendre compte, il est obligé de s’en forger une tout autre explication. Tout ce qu’il sait, c’est qu’il est tenu de se mortifier douloureusement. Comme toute obligation éveille l’idée d’une volonté qui oblige, il cherche autour de lui d’où peut provenir la contrainte qu’il subit. Or, il est une puissance morale dont la réalité lui paraît certaine et qui semble tout indiquée pour ce rôle : c’est l’âme que la mort a mise en liberté. Car, qui peut s’intéresser plus qu’elle aux contrecoups que sa propre mort peut avoir sur les vivants ? On imagine donc que, si ces derniers s’infligent un traitement contre nature, c’est pour se conformer à ses exigences. C’est ainsi que l’idée d’âme a dû intervenir après coup dans la mythologie du deuil. D’autre part, comme on lui prête, à ce titre, des exigences inhumaines, il faut bien supposer qu’en quittant le corps qu’elle animait, elle a dépouillé tout sentiment humain. Ainsi s’explique la métamorphose qui fait du parent d’hier un ennemi redouté. Cette transformation n’est pas à l’origine du deuil ; c’en est plutôt la conséquence. Elle traduit le changement qui est survenu dans l’état affectif du groupe : on ne pleure pas le mort parce qu’on le craint ; on le craint parce qu’on le pleure.

Mais ce changement de l’état affectif ne peut être que temporaire ; car les cérémonies du deuil, en même temps