Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/610

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conscience nos aspirations plus ou moins obscures vers le bien, le beau, l’idéal. Or, ces aspirations ont en nous leurs racines ; elles viennent des profondeurs mêmes de notre être ; il n’y a donc rien hors de nous qui puisse en rendre compte. D’ailleurs, elles sont déjà religieuses par elles-mêmes ; la société idéale suppose donc la religion, loin de pouvoir l’expliquer[1].

Mais tout d’abord, c’est simplifier arbitrairement les choses que de ne voir la religion que par son côté idéaliste : elle est réaliste à sa manière. Il n’y a pas de laideur physique ou morale, il n’y a pas de vices, pas de maux qui n’aient été divinisés. Il y a eu des dieux du vol et de la ruse, de la luxure et de la guerre, de la maladie et de la mort. Le christianisme lui-même, si haute que soit l’idée qu’il se fait de la divinité, a été obligé de faire à l’esprit du mal une place dans sa mythologie. Satan est une pièce essentielle du système chrétien ; or, si c’est un être impur, ce n’est pas un être profane. L’anti-dieu est un dieu, inférieur et subordonné, il est vrai, doué pourtant de pouvoirs étendus ; il est même l’objet de rites, tout au moins négatifs. Loin donc que la religion ignore la société réelle et en fasse abstraction, elle en est l’image ; elle en reflète tous les aspects, même les plus vulgaires et les plus repoussants. Tout s’y retrouve et si, le plus souvent, on y voit le bien l’emporter sur le mal, la vie sur la mort, les puissances de lumière sur les puissances de ténèbres, c’est qu’il n’en est pas autrement dans la réalité. Car si le rapport entre ces forces contraires était renversé, la vie serait impossible ; or, en fait, elle se maintient et tend même à se développer.

Mais si, à travers les mythologies et les théologies, on voit clairement transparaître la réalité, il est bien vrai qu’elle ne s’y retrouve qu’agrandie, transformée, idéalisée. Sous ce rapport, les religions les plus primitives ne diffèrent pas des plus récentes et des plus raffinées. Nous

  1. Boutroux, Science et religion, p. 206-207.